La présomption d’innocence, pilier de la justice démocratique

C’est pourtant là ce qui arrive malheureusement, sans même parler ici des éventuelles manipulations médiatiques en cet épineux dossier, à l’encontre de Gérard Depardieu, qui, si certains de ses propos ne sont effectivement guère du meilleur goût, et peuvent même paraître déplacés ou grossiers sur le plan comportemental, voire offensants pour autrui et la gent féminine en particulier, n’en font pas encore, pour autant, l’haïssable coupable, y compris pour ce crime éminemment condamnable qu’est le viol, dont cette nouvelle cabale, aiguillonnée également en cela par une conception pour le moins étriquée, agressive et revancharde, du féminisme, est en train de l’affubler, sans autre forme de procès, ces jours-ci.

Pis : c’est un des principaux piliers de toute démocratie correctement entendue – la présomption d’innocence, en matière de justice – qui,  avec cette hystérique chasse à l’homme, aussi violente qu’inédite dans son immonde procédé, est en train de vaciller et peut-être même, si nous n’y prenons pas sérieusement garde avant qu’il ne soit trop tard, de s’effondrer, pour notre plus grand malheur à l’avenir !  

Le wokisme : un totalitarisme idéologique doublé d’un terrorisme intellectuel

Ainsi ce pseudo-féminisme tamponné de wokisme nauséabond, malveillante antichambre d’un inquiétant sectarisme, sinon d’un terrorisme intellectuel à faire pâlir d’envie les pires procès staliniens du passé, ne se révèlerait-il donc à l’arrivée, par-delà ses apparentes intentions émancipatrices de départ, qu’un nouveau genre de totalitarisme, qui s’ignore et ne dit pas son nom ou, pis encore, s’avance masqué : pétri d’interdits moralisateurs, jugements normatifs, conformismes ambiants, sentences expéditives, déclarations péremptoires, raccourcis simplificateurs, comparaisons frauduleuses, avis tendancieux, amalgames approximatifs, opinions caricaturales, imprécations discriminatoires, exclusions arbitraires, culpabilisations outrancières, accusations diffamatoires, allégations mensongères, anathèmes indignes, déductions infondées, verdicts manichéens, dogmatismes étriqués, carcans idéologiques, calomnies en tous genres et autres tout aussi gratuits, malveillants ou suspicieux procès d’intention, de notre pseudo-modernité. 

Oui : en cette nouvelle ère de délation, bien plus encore que du « soupçon »[1], d’impostures intellectuelles et de postures morales, le wokisme (dont l’arbitraire cancel culture et sa tyrannique « bien-pensance » se révèlent être aujourd’hui les agents les plus concrets et les symptômes les plus tangibles) s’avère à présent une des plaies les plus purulentes, parfois infectes sous son fascisme latent, au sein d’un monde contemporain qui, manifestement, n’a plus de moderne, face à cette consternante régression intellectuelle sous couvert d’ouverture d’esprit et de tolérance morale – suprême mais hypocrite alibi – que le nom, désormais vide de sens !

Ne pas confondre l’homme et l’artiste

Mais il y a pire encore en cet emblématique cas Depardieu : la très dommageable confusion ainsi instillée, au mépris de toute considération de la liberté comme de la grandeur de l’art, entre l’homme, pour peu reluisant qu’il soit parfois, et l’artiste précisément, comme le font en effet, ici aussi, les adeptes, toute honte bue, de la suppression de ses films sur nos écrans de télévision ou de son statut de « citoyen d’honneur » dans certaines villes de Belgique, voire carrément de sa « légion d’honneur » en France.

Ainsi, ce monstre sacré du cinéma, que nous avons jadis tant aimé, y compris dans ses subversives mais mythiques Valseuses, et qui, quelques années après, fut aussi cet immense et émouvant acteur du légendaire Cyrano de Bergerac (par ailleurs l’un des plus illustres représentants, ce penseur de haute volée, du libertinage érudit à l’Âge Classique), ne serait-il donc plus aujourd’hui, par cet ignoble lynchage médiatique aux relents d’une non moins abjecte vindicte populaire, qu’un monstre désormais voué aux gémonies ? 

Traîtres censeurs bien plus que maîtres penseurs

Inénarrables traîtres censeurs, véritables dangers pour l’imprescriptible liberté d’expression, ces médiocres maîtres penseurs autoproclamés, et, de surcroît, du haut, pour corser cette lamentable affaire, d’on ne sait quel arrogant et prétentieux pupitre ! 

Il est vrai qu’il n’est pas jusqu’à l’enfer qui, comme l’énonce un célèbre adage, ne soit pavé de bonnes intentions…

A cet abominable train-là, il n’est d’ailleurs pas exclu que ces nouveaux procureurs, gardiens trop zélés d’une hypothétique morale ambiante, s’évertueront à interdire un jour, peut-être même dans un futur proche, la lecture, dans nos écoles et lycées, de Baudelaire et ses vénéneuses Fleurs du mal ou de Flaubert et sa sulfureuse Madame Bovary, comme s’échina naguère à le faire conjointement, concernant ces deux géants de la littérature française et même universelle, le bien nommé Ernest Pinard (oui : cela, connaissant la légitime passion de Gérard Depardieu pour le bon vin, ne s’invente pas !) lorsqu’il crut les condamner pour outrage aux mœurs !

Séparer l’Art et la morale

Ainsi, en guise de conclusion à cette humble mais sincère défense du truculent mais surtout grand Gérard Depardieu, comment ne pas se souvenir ici, précisément, de ces mots, frappés au coin de l’intelligence critique la plus souhaitable, du cher Oscar Wilde, le dandy le plus flamboyant de son temps, lorsqu’il écrivit, dans la préface de son génial Portrait de Dorian Gray, cet aphorisme passé désormais à la postérité, n’en déplaise à ses détracteurs, ceux-là mêmes qui le jetèrent injustement dans son obscure geôle de Reading, d’autrefois : « Il n’existe pas de livre moral ou de livre immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, un point, c’est tout.[2] » Et encore, dans le même ordre d’idées : « Nul artiste n’a de sympathies éthiques. Chez un artiste, toute sympathie éthique est un maniérisme impardonnable.[3] »

A méditer, ces paroles, avec la gravité qui sied en pareille circonstance si, du moins, l’on ne veut pas malencontreusement ressembler à ces redoutables « Fouquier-Tinville de café littéraire », odieux épigones d’une Révolution Française mal comprise en ces maléfiques temps de l’infâme Terreur, pour paraphraser ici le sceptique mais lucide Raymond Aron lorsqu’il fustigeait à raison, dans ses insignes Mémoires, un de ces intellectuels d’opérette, germanopratins à ses heures éperdues, sur lequel, préférant cependant taire ici discrètement son nom, je laisserai choir, pour ma modeste part, un voile charitable.    

La nostalgie du panache

Oui : comme notre triste époque, où ces inquisiteurs d’un nouveau mais mauvais genre ne craignent pas de se vautrer impunément dans d’aussi pestilentielles purges, manque de ce panache, en effet, que glorifia magnifiquement bien, avec autant de compassionnelle maestria et nostalgique poésie, ce douloureux mais gigantesque Depardieu dans l’admirable, sinon immortel, Cyrano !

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, écrivain, auteur d’une quarantaine de livres, dont « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » (Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (publiés tous deux chez Gallimard-Folio Biographies), « L’ivresse artiste – Double portrait : Baudelaire-Flaubert (Editions Samsa), directeur des ouvrages collectifs « Penser Salman Rushdie » (Editions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès) et « Repenser le rôle de l’intellectuel » (Editions de l’Aube). A paraître, « Rockisme contre Wokisme » (Editions Erick Bonnier) et, sous sa direction toujours, « L’humain au centre du monde – 30 intellectuels pour un humanisme des temps présent et à venir » (Editions du Cerf). 


[1] Nathalie Sarraute, l’une des principales tenantes du « nouveau roman » d’antan, nous excusera ici pour cet emprunt notionnel quant à l’intitulé de son essai, L’ère du soupçon (paru en 1956 déjà), qui fit alors date au sein de son œuvre littéraire comme dans le panorama éditorial de cet inventif, subversif et libertaire, sinon désacralisant, temps-là.

[2] Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, dans « Œuvres », Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1996, p. 347 (édition publiée sous la direction de Jean Gattégno).

[3] Ibid., p. 348.