Je prends mon premier café accoudé à la fenêtre. Je regarde les passants qui traversent, je leur invente des vies diverses, un cours du destin qui s'inverse. Des tas de « peut-être » se bousculent dans ma tête. J'imagine les différentes raisons de ce qui les pressent. J'ai envie d'aller fouiner dans leurs rêves enfouis qui sommeillent, dans leurs aspirations secrètes mises en veille. À la croisée des pas anonymes ils forment tous un grand ensemble, oui, celui de l'empressement. Même ceux qui sont immobiles agglutinés dans l'abribus jettent des regards au loin ou plus près sur leurs montres. II me semble, vu leur attitude, qu'ils ne sont pas là où ils devraient être, pas sous la bonne latitude. Ils ont déjà la tête ailleurs, toute à la pensée de leur destination. Pour la plupart d'entre eux le futur est cadré dans un emploi du temps, serré, compressé, compact, optimisé, comme une ligne ferroviaire étirée dans un agenda. Vu comment ils tracent leur route en claquant du talon sur le goudron, ils doivent avoir des pieds enflés, des ampoules, des cals, ils doivent se sentir à l'étroit dans les chaussures de cette vie-là. Plus loin, les passants tracent, ils sont en phase de transportation hâtive, d'un ailleurs à l'autre. Là où ils sont, ils ne veulent plus être, et là où ils souhaitent être, ils n'y sont pas encore…

J'ai remarqué une vieille dame avec une canne, un grand chapeau ourlé d'un ruban bleu. Elle se lève et se rassoit sans cesse sur le banc de l'abribus. De tous, c'est elle qui s'impatiente le plus. Quand on arrive à cet âge de la vie c'est sûr, le temps c'est précieux, on apprécie l’exactitude.

Témoin naïf du monde des passants depuis sa fenêtre, Benjamin fait la rencontre accidentelle de Joséphine Buisson, mémé cascadeuse, la dame au grand chapeau, Elle est accompagnée de Elsa, une jeune femme élégante aux cheveux longs, belle comme un soleil… Elle travaille pour Madame Joséphine, au départ comme aide à la personne, et au fil du temps au service exclusif de la vieille dame au chapeau.

Joséphine, une momie blanche, à présent plâtrée et bandée des pieds à la tête. C’est une auteure dont il découvre l’œuvre et la vie tumultueuse au fil des pages des livres empruntés dans la bibliothèque du manoir où elle habite. Depuis les heures sombres de la Résistance, celles de l’Indochine et du récit intitulé Guangzhou, voyage dans l’intestin du monde, et la rencontre avec Haimeï, prénom qui veut dire petite sœur de la mer. On aurait pu croire que c'était une romance coloniale à l'esthétique élégante et soignée, là, elle avait chargé la mule. En tant qu’auteure, elle était descendue racler le fond de son humanité, presser l'intestin du langage, pour former l'entortillage des phrases, et celui de l'offrande puante de Li Yin, un attrape-mouche naturel et gluant, arrosé d'un coulis d'hémoglobine. C'est sûr, Mirabelle, l'héroïne, en avait dans le ventre, il fallait avoir l'estomac sacrément bien accroché pour poursuivre la lecture.

J'ai terminé la lecture de Guangzhou. Certains ont pu traverser ces pages comme un roman d'aventures, moi j'ai l'impression d'avoir en cette nature, progressé dans l'intestin du monde.

J’ai remis le livre Guangzhou à sa place, il me fallait être précis, j'avais l'œil de Moscou derrière moi, j'agissais sous sa menace. Les autres bouquins aussi surveillaient mon créneau dans le parking des livres. Un seul ouvrage qui n'est pas à sa place, et voilà que le voisin développe une allergie, une irritation épidermique s'en suit, ça contamine le rayonnage. La fièvre jaune peut passer de l'un à l'autre, se retrouver à Carthage. Un livre qui n'est pas à sa place et c'est la révolution, une guerre qui se déplace, un château de cartes qui s'écroule, des pages qui s'embrassent, mêlent leurs langues et leurs phrases, c'est le grand baiser de la tour de Babel, un sacré bordel, une pluie de pâtes alphabet à réordonner comme un puzzle de l'impossible. Un livre à sa place, je connais son rôle de fondation, sous le regard de Joséphine Buisson, sous sa pression, je peux vous dire que je ne l'oublie pas. Je souhaite poursuivre la lecture de son œuvre, alors je tire à moi délicatement le livre suivant, ça s'appelle « Port-Saïd ». Je lui montre la couverture pour qu'elle valide mon choix. Elle crie : Ouiiiii !

De la guerre de Suez, de l’indépendance de l’Algérie, jusqu’aux barricades de Mai 68, Joséphine se transforme en Mirabelle, un nom que lui avait attribué le réseau. Joséphine amoureuse, Mirabelle guerrière, elle sème derrière elle des histoires d’amour et de mort, de larmes et de sang, des pans de la grande Histoire et des lettres intimes que Benjamin nous fait découvrir par ses lectures. Tantôt accoudé à la fenêtre de sa chambre, tantôt nous ouvrant grand celle d’un livre de Joséphine, ce lecteur ingénu progresse, crée un courant d’air littéraire chargé d’effluves. Il soulève pour nous le chapeau à large bord de Mirabelle pour nous dévoiler le vrai visage de Joséphine Buisson.

Tu te rappelles cette fois où tu m'avais fait rire, en disant que les mots étaient des pinces à linge ? Tu m'avais dit : « L'important ce ne sont pas les mots, les pinces, ni le linge suspendu, l'important c'est le fil et le vent dans le linge ».

Le livre a soif d'exhaler à nouveau ses parfums, ses émotions endormies dans sa silencieuse calligraphie.

Mirabelle – Philippe Moncho – Editions La Trace – 2024 – ISBN 9782487261013 

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