« J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant », a écrit Jacques Prévert, cité par Sonia Mabrouk dans Reconquérir le sacré, l’essai dans lequel la journaliste franco-tunisienne, animatrice de radio-télé, invite à ne pas délaisser le sacré au risque de tomber dans un silence assourdissant, l’oxymore d’Aragon. Réfugions-nous dans le sacré, à la manière du transcendantaliste Henry David Thoreau dans son Walden ou du Waldgänger d’Ernst Jünger qui l’un et l’autre trouvent la paix au fond des bois et s’échappent, le temps qu’il faut, d’un « monde qui cherche à nous photocopier ». Retrouvons-nous, pour paraphraser Karen Blixen, citée par l’autrice, là où nous avons le sentiment d’être où nous nous devions d’être et accrochons « à ce qui nous élève [plutôt que] de pinailler sur ce qui nous divise ».
Est-ce pour fuir cette sensation de vide, à laquelle Pascal dans ses Pensées condamnait tout homme sans Dieu, s’interroge-t-elle, qu’elle s’est mise à toucher du doigt ce « lointain si proche » qu’est le sacré ? Elle se réfère au philosophe polyglotte et historien des religions Mircea Eliade (1907-1986) qui définit la relation de l’homme au sacré comme une relation à l’absolu. C’est dans cette relation, expliquait-il, que tout homme trouve remède à son angoisse existentielle et la survivance du sacré conditionne la pérennisation de toute collectivité. « Tu ne me chercherais pas, écrivit Pascal, si tu ne m’avais trouvé », remémorant cette confession de Saint-Augustin : « Tu étais au-dedans de moi et moi j’étais dehors, et c’est là que je T’ai cherchée. »
Le sociologue allemand Max Weber, également cité par Mabrouk, attribue le « désenchantement du monde », expression popularisée par L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme (1904) pour en fustiger la perte de sens, à la rationalisation. Il ne s’agit pas de renier le progrès technologique, mais de « tâcher de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de sa vie », pour paraphraser Marcel Proust dans Du côté de chez Swann. Comment faire ? Renouons avec cette vertu qu’est la patience, suggère Mabrouk.
La reconquête du sacré est-elle nécessairement religieuse ? Bien qu’elle ne cache pas que ce fut sa voie à elle à la suite de la disparition de sa « maman adorée », un sujet qu’elle aborde avec beaucoup de tendresse et d’humilité, elle conteste que ce doive l’être toujours et pour chacun. Dans L’Envers et l’Endroit, Camus parle de la Méditerranée dans une sorte d’extase comme l’ayant porté « à la fois si près et si loin de moi-même ». Mabrouk parle chez Camus - qui écrivit qu’il ne s’était jamais senti d’âme religieuse que devant la mer ou la nuit » - d’une « sacralisation du monde », « un sacré sans transcendance, mais où tout s’incarne dans l’immanence des éléments du monde ».
La pandémie servit de révélateur, selon Mabrouk. Elle plongea le monde dans un état de psychose collective. Chacun se retrouvant seul face à lui-même, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, prenant « douloureusement conscience du néant », eut la démonstration de la nécessité du sacré. « Nous avons tous un peu de Henri Bergson en nous au sens où nous ressentons charnellement le besoin d’un élan vital, ou un élan original, à la base de tout mouvement matériel ou spirituel du monde. Le sacré est de cet ordre-là. » Derrière toute civilisation, poursuit-elle, il y a un empire, c’est à dire une communauté politique unissant des peuples parfois différents mais unis sous une même bannière spirituelle, frein au « moi je » égocentrique ou narcissique qui empêche d’entendre l’Autre.
Réapprenons le sacré, l’« antidote à l’affadissement de la civilisation occidentale au moment ou cette dernière n’a plus rien à offrir, sinon un chapelet de contritions », et luttons contre les idéologies de la destruction, écologistes et radicales en tous genres. Sinon, de ce que vous avez aimé, conclut-elle, que restera-t-il ?