Guide du petit chimiste pour les (politiques) nuls !

Le cimentier Heidelberg espère obtenir des subventions publiques belges ou européennes pour un projet visant à capter les émissions de CO₂ et les enfouir en mer. Ce processus est très coûteux, au point que l’on peut se demander s’il verra jamais le jour. Entre-temps, cela paraît sensé pour l’entreprise et pour les autorités publiques puisqu’elles se montrent à l’avant-garde de l’écologisation de l’économie. Mais, cela peut aussi induire en erreur ceux qui ne maîtrisent pas le sujet.

L’UE s’enferre dans son combat pour la décarbonation. Les élites commencent à réaliser que leur détermination à remplacer les sources d’énergie conventionnelles par l’énergie éolienne et l’énergie solaire n’est qu’une illusion. Les experts le savent depuis des années. Même dans les scénarios dits « net zéro », les combustibles fossiles représentent toujours une part du mix énergétique. C’est pourquoi, depuis une vingtaine d’années, la Commission européenne préconise de ne pas laisser le CO2 s’échapper dans l’atmosphère. L’idée est d’envoyer le CO2 dans des couches souterraines appropriées où il est censé rester « séquestré ». C’est le terme qui a été utilisé pendant longtemps, puis on lui a préféré celui de stockage pour éviter la connotation négative du mot séquestration. L’expression « net zéro » signifie en fait que nous savons que nous allons émettre du CO2, mais que nous allons nous en débarrasser en le séquestrant. 

Mais où se trouve ce CO2 qui doit être séquestré ? Il est dilué dans les fumées de combustion. Pour transformer un combustible en énergie, il faut le brûler en utilisant l’oxygène contenu dans l’air. Or, l’oxygène ne représente que 21 % de l’air, le reste étant essentiellement constitué d’un gaz inerte, l’azote. Les produits de la combustion — le CO2 et l’eau — sont donc dilués dans la fumée, qui est surtout constituée d’azote. Pour que la combustion soit la plus complète possible, c’est-à-dire pour éviter qu’un combustible ne soit pas brûlé, on ajoute de l’air en excès, ce qui diminue encore la concentration de CO2dans les fumées. Celles des centrales au charbon contiennent généralement 10 à 14 %
 de CO2, tandis que celles des centrales au gaz en contiennent 4 à 5 %. Dans les fours à ciment, ce chiffre s’élève à environ 30 %, car aux émissions d’origine énergétique s’ajoutent celles résultant de la transformation du calcaire en oxyde de calcium. Ces émissions-là sont inhérentes à la production de ciment et, en outre, on voit mal comment un four à ciment pourrait fonctionner sans combustibles fossiles.

Nous avons donc des fumées qui contiennent une certaine quantité de CO2qu’il faut capter si l’on veut le séquestrer. Cela se fait par un procédé banal de la chimie industrielle qui date de la fin du 19e siècle (absorption par les amines). Cette partie du processus s’appelle la capture. L’ensemble de l’opération s’appelle captage et stockage du carbone (CSC). L’acronyme anglais est CCS pour Carbon Capture and Storage.

Tout cela semble banal, n’est-ce pas ? Ce n’est pas le cas. Là où il y a des centrales ou des cimenteries, les roches sous-jacentes ne sont pas forcément adaptées au stockage définitif du CO2. Il en résulte une étape intermédiaire : transporter sur de longues distances un gaz qui n’a pas de valeur commerciale. Nous avons appris en humanités que les gaz sont compressibles (pensez à l’énergie qu’il faut pour gonfler une chambre à air de vélo) et qu’il faut beaucoup d’énergie pour transporter un produit sans valeur sur des dizaines, plus souvent des centaines de kilomètres. Encore reste-t-il à découvrir les couches rocheuses propices à stocker le CO2 de manière permanente et faut-il que les écologistes ne se mettent pas dans la tête de s’opposer à l’enfouissement de ce gaz dans le sous-sol. Vous l’aurez compris, tout cela coûte très cher. C’est pourquoi la Commission européenne a financé des projets basés sur différentes technologies pour tenter de démontrer que tout cela était faisable et économiquement viable.

Pour tenter de sortir de l’impasse, l’UE a financé en 2009, dans le cadre du Programme énergétique européen pour la relance, six grands projets (en Allemagne, Pologne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Espagne) ayant recours aux différentes technologies possibles pour un montant total d’un milliard d’euros. Lorsque la Cour des comptes européenne a publié en 2018 un rapport spécial sur ces financements, le constat a été amer. Aucun des projets n’avait démarré. De grands projets sont annoncés, mais tant que la décision du FID (voir ci-après) n’est pas prise, les projets restent des vœux pieux, c’est-à-dire des projets politiques sans perspective économique. Le FID est l’abréviation de Final Investment Decision, c’est-à-dire la transformation d’une idée en un véritable projet d’investissement, une fois que le conseil d’administration a examiné la faisabilité économique et que les banques ont décidé d’apporter les capitaux nécessaires à l’investissement. C’est ce qui se passe actuellement avec les projets d’hydrogène qui ont poussé comme des champignons il y a quatre ans, lorsque Ursula von der Leyen faisait la promotion de la stratégie de l’hydrogène. On attend toujours un retour de la FID.

Pourquoi parler du CSC maintenant ?

Le cimentier Heidelberg vient d’annoncer son intention d’investir dans une installation de CSC dans sa cimenterie d’Antoing, dans le Hainaut. L’objectif est de transporter ce gaz vers la mer du Nord à partir de 2029. Des détails techniques et des chiffres ont été annoncés, mais Heidelberg se garde bien de parler du temps de retour sur investissement d’un tel projet. Ce qui compte aujourd’hui, c’est de passer au vert, nous verrons plus tard pour la mise en œuvre. 

Bien sûr, comme toujours, de telles annonces suscitent l’enthousiasme des naïfs qui pensent encore que le changement climatique a rendu les gens intelligents, puisqu’on n’avait pas cette idée géniale avant ! Nul doute que ces projets recevront des subsides belges et probablement de l’UE, puisque la Commission semble ignorer son échec de 2009, échec pourtant retentissant puisque la Cour des comptes s’en est offusquée. Les cimentiers ont insisté sur la nécessité de subventions pour mener à bien de tels projets. Ce projet de CSC fait partie des cinq projets industriels retenus par le gouvernement wallon comme éligibles au programme européen « Just Transitions ».

Compte tenu de tout ce qui précède, demandons-nous si, plutôt que de séquestrer le CO2, il ne vaudrait pas mieux séquestrer les décideurs politiques jusqu’à ce qu’ils aient appris les bases de la chimie et l’histoire, même celle récente, de la politique énergétique.

Ndlr : Le Pr Dr Furfari est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’énergie,
dont « L’Utopie hydrogène » et le dernier, « Energie, mensonges d’état :
La destruction organisée de la compétitivité de l’UE ».