Il s’agit de la première enquête du genre réalisée par le consortium de journalistes Investigate Europe, visant à documenter les flux financiers entre les sociétés pharmaceutiques et les groupes de défense des intérêts des patients dans l’UE.
L’analyse des déclarations de transparence des 33 entreprises pharmaceutiques membres de l’EFPIA (European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations) révèle que ces dernières ont versé, en 2022, 110 millions d’euros à des associations de patients. Or, ces dernières sont censées jouer un rôle crucial dans le système de soins de santé européen, contribuant à l’élaboration de politiques de santé, à la recherche et à la mise en œuvre de traitements pour leurs membres.
Un commerce subsidié
Les pays ayant une influence politique notable et/ou les plus grands marchés, ont reçu la quasi-totalité des fonds. En tête de liste, on retrouve la Belgique - capitale de l’UE – suivie par la France, l’Italie et l’Allemagne. Des paiements ont été effectués à plus de 3.000 groupes. Parmi eux, 487 ont reçu au moins 50.000 euros chacun et 24 plus d’un demi-million chacun. Une part importante des fonds est allée à des associations soutenant des maladies chroniques ou rares et des domaines dans lesquels les laboratoires disposent de traitements nouveaux ou coûteux. Ainsi, les groupes travaillant sur l’hémophilie et d’autres maladies rares du sang ont reçu plus de 3,3 millions d’euros. Ces maladies touchent pourtant moins de 0,03% de la population de l’Union européenne, selon le Consortium européen de l’hémophilie (EHC), qui a reçu, à lui seul, plus de 600.000 euros de CSL Behring, Sanofi et Roche. À titre de comparaison, seuls 2% des fonds alloués ont été consacrés au soutien d’associations qui travaillent sur les questions de santé mentale, une priorité pourtant avérée chez les jeunes comme chez leurs aînés depuis la crise sanitaire. Mais, manifestement, cela n’intéresse pas les Big Pharma.
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Une indépendance biaisée
Ces laboratoires - dont Novartis, Pfizer, Johnson & Johnson, Nordisk, Bristol Meyer Squibb et AstraZeneca - financent l’intégralité du travail de ces associations, de l’orientation stratégique aux campagnes médiatiques en passant par la communication numérique et les podcasts. La raison en est simple : en panne de fonds publics, la plupart d’entre elles dépendent presque entièrement de ces fabricants pour financer leurs activités, et donc survivre, ce pourquoi elles promeuvent prioritairement, par des messages publics positifs, des médicaments suggérés par les labos qui les soutiennent. Dans certains cas, ces associations font même pression sur les autorités de leur pays respectif pour écouler prioritairement lesdits médicaments. Des millions sont également consacrés au parrainage de conférences « promo produits ».
Du copinage aussi à l’Europe
En mai de cette année, dans une première enquête, Investigate Europe dénonçait aussi la longue tradition de l’Agence Européenne du Médicament (AEM) - qui autorise la mise sur le marché des médicaments dans toute l’UE - de travailler de manière « très rapprochée » avec les entreprises de l’industrie pharmaceutique qu’elle est censée contrôler. Partenaire, mais aussi principal bailleur de fonds, les redevances de l’industrie versés à l’AEM représentent 86% des 417 millions d’euros de son budget en 2022, selon ses comptes annuels. Vingt et une entreprises financent la moitié du budget de l’Agence. Pour ne citer qu’eux : Novartis a versé près de 20 millions d’euros, suivi par Pfizer, AstraZeneca, Jannsen, GlaxoSmithKline et Roche, qui ont tous payé plus de 10 millions d’euros. Et la tendance n’est pas près de s’inverser. Pour 2024, les prévisions indiquent que 90% du budget devrait provenir des entreprises pharmaceutiques, le solde étant versé par l’UE.
Cette augmentation s’explique par la montée en flèche des demandes d’autorisations de mise sur le marché (NDLR : à chaque demande d’AMM, les labos payent une redevance) et surtout par la rapidité exponentielle avec laquelle l’Agence les valide (on se demande pourquoi, suivez les financements). Depuis sa création, il y a 30 ans, l’AEM a recommandé l’autorisation de 1.063 médicaments à usage humain ; 850 ont été autorisés au cours de la dernière décennie.
A l’évidence, la recherche et les investissements des sociétés pharmaceutiques sont juteusement guidés par la réalisation de faramineux profits et non par des critères de santé publique. En 2022, les bénéfices annuels de Pfizer, BioNTech et Moderna s’élevaient à 34 milliards de dollars avant impôts, soit 93,5 millions de dollars par jour, 65.000 dollars par minute ou 1.000 dollars par seconde.
Alors que la question de l’indépendance du secteur se pose de manière flagrante, interrogée par Investigate Europe, l’EFPIA admet que « le paysage de la transparence est fragmenté ». C’est le moins que l’on puisse dire ! Si les sociétés pharmaceutiques étaient véritablement altruistes, elles cotiseraient à ce que l’on pourrait imaginer être un fond central de solidarité sanitaire - chapeauté par un comité d’éthique - sans savoir à quels groupes de défense des intérêts des patients leur soutien serait redistribué dans l’UE. On peut rêver…