Après le gros Elchardus (Reset, son bestseller publié en 2021, voir le PAN no 4028 du 23/03/2022), voici le petit Mark, Over grenzen, publié récemment, toujours chez Ertsberg, un livre sous forme de flânerie philosophique de l’ancien professeur de sociologie (78 ans) à la Vrije Universiteit Brussel et à la Brown University (Etats-Unis) sur les sujets qui fâchent de nos jours et, certains du moins, avaient déjà fâché au siècle dernier et au précédent.

Dans son nouvel essai, l’auteur, ancien idéologue du parti socialiste flamand, tente apparemment de réconcilier les réserves qu’il avait exprimées dans son opus magnum à l’égard de la politique open borders préconisée par les progressistes de tous bords et nombre de ses anciens coreligionnaires (et qui lui avaient valu de la part de ces derniers de sévères réprimandes) avec ses amours d’antan : dire non à un monde sans frontières, c’est dire non à la globalisation qui s’est avérée économiquement et socialement un désastre.

Stefan Zweig, dont il rappelle à toutes fins qu’il était né dans une famille viennoise aisée, a décrit ce passage d’un monde à l’autre, dans son autobiographie, parue en 1943, peu avant son décès, Le Monde d’hier, dans laquelle il se souvient avec nostalgie du monde d’avant le déclenchement de la Première guerre mondiale, un monde que l’on parcourait sans jamais avoir à montrer son passeport, « quand la Terre appartenait à chacun et les gens allaient où ils voulaient aller et y restaient aussi longtemps qu’ils le souhaitaient ».

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En ce qui concerne la théorie, posée elle aussi en faveur de la globalisation, du doux commerce, à savoir que celui-ci adoucit les mœurs en rendant les gens interdépendants, il faut remonter plus loin. C’est le philosophe français du XVIIIe siècle Montesquieu qui en a été crédité. A tous ceux qui, lors de la crise financière de 2008-2009, n’avaient pas compris que c’était une chimère, fait remarquer Elchardus, la pandémie de 2019 a servi de rappel. Son propos ne se fixe toutefois pas sur les limites territoriales. D’aucuns, accuse-t-il, assimilent erronément le dépassement de toutes les limites, aussi éthiques par exemple, au progrès, jusqu’à ce que les limites dudit progrès se manifestent et donnent lieu à un nouveau culte. Environnement, climat, biodiversité en sont des exemples. Comme toutes les religions, les nouvelles ont leurs fanatiques et leurs fondamentalistes.  

Ceci étant, poursuit-il, comment ne pas comprendre que des individus qui assistent à des pow-wows internationaux visant à établir un nouvel ordre global basé sur la suppression des frontières et qui y rencontrent des homologues qu’ils jugent tout aussi passionnants qu’eux-mêmes aient tendance à se déconnecter de leurs racines et de leur communauté ? A ses yeux, ils se rendent coupables d’une forme d’individualisme dévoyé, car il reconnaît volontiers que l’individualisme, en ce qu’il façonne la relation de l’homme occidental à l’immanence et à la raison ainsi que les droits personnels qui lui ont été reconnus, est le socle de notre civilisation, de la démocratie et la source de notre prospérité et de notre bien-être, même s’il est exposé au dévoiement, par égocentrisme, égoïsme, narcissisme.

Or, c’est bien à ce point-là que nous en sommes revenus - les selfies en étant un côté anecdotique -,
à un esthétisme fin de siècle tel qu’il s’était clairement révélé dans le monde d’hier de Stefan Zweig et dont André Gide atteste dans Les Nourritures terrestres (1897) : « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. » Plus woke pré-woke, tu meurs. Zweig voyait d’ailleurs comme cause de l’importance de ce regard que l’on portait sur soi et le monde, une américanisation de notre mode de vie, à l’image de ce que F. Scott Fritzgerald a immortalisé dans The Great Gatsby (1925).

Contre le laissez-faire, laissez-aller notamment moral, Elchardus trouve un allié dans son confrère sociologue Ferdinand Tönnies qui, dans une œuvre datant de 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft, oppose deux catégories d’organisation de la société, communauté et société, ou, en parler moderne, vivre-ensemble (samenleving en néerlandais). Dans l’une, l’identité l’emporte sur la diversité et sert de repère, dans l’autre, la diversité participe à l’atomisation de la vie sociale et à la perte de repères, non sans incidences, Over grenzen le donne à comprendre, sur l’exercice de la démocratie.  

Over grenzen, Mark Elchardus, 176 p, Ertsberg.