En introduction de son essai sur Le logiciel impérial russe, Jean-Robert Raviot, qui a vécu, étudié et enseigné en Russie, cite Vassili Klioutchevski (1841-1911), l’un des trois plus célèbres historiens russes :
« En Russie, le centre est à la périphérie. » L’« opération spéciale » que la Russie a lancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine aurait déjà entraîné un demi-million de morts et de blessés parmi les belligérants. « Les images en sont occultées, mais, pour de nombreux témoins des combats, c’est toute l’horreur de la Première Guerre mondiale qui resurgit en ce début de XXIe siècle. »

Les analyses politiques et géopolitiques du conflit, le plus meurtrier sur le sol européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (la Grande guerre patriotique 1941-1945, selon la narration russe), foisonnent. Professeur en études russes et post-soviétiques à l’Université Paris-Nanterre, Raviot en propose une analyse factuelle, géopolitique et géo-économique, s’appuyant sur l’histoire de l’Empire russe depuis le XVe siècle et évoquant, selon l’expression de Pierre Legendre, cité par l’auteur,
« un présent et un passé qui n’a pas cessé d’être. » La Russie est-elle victime d’une pathologie impériale ? Egor Gaïdar, un économiste et le premier chef du gouvernement de la Fédération de Russie (1991-1992), artisan des réformes économiques libérales, donnait à le penser.

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Raviot s’inscrit en faux à l’encontre de ce qu’il nomme une fantasmagorie. Il se refuse à formuler un diagnostic et entend se limiter à décrire la généalogie et la dynamique impériale de l’Etat russe qui, né vers 1480 sous le règne du grand-prince de Moscou, Ivan III dit le Grand, connut une expansion territoriale phénoménale. La Russie contemporaine en est l’héritière dans ses deux dimensions : la guerre de conquête et la centralisation du pouvoir. Raviot parle de « moscopolitisme » : Moscou, capitale politique et administrative, centre économique et financier, pôle culturel et médiatique, hub, est l’épicentre de ce vaste pays. Si l’URSS est bien morte, le « moscospolitisme » lui ne l’est pas et le logiciel impérial en constitue la matrice.

Le discours officiel, ajoute-t-il, consacre le caractère multi-ethnique comme principe constitutif de la Fédération de Russie ou, selon Poutine lui-même, évoquant une « histoire millénaire », le fait que « la Russie n’est pas simplement un pays mais une civilisation ». « Elle ne conquiert pas, elle réunit, analysait l’historien et soviétologue français Alain Besançon, décédé en 2023. Elle veut convertir à elle-même, être aimée. » Et, du point de vue russe, elle ne serait pas un empire colonial puisque les ressources du centre profiteraient à la périphérie. Ce serait, en quelque sorte, du colonialisme à l’envers (sous-entendu : par rapport à l’Occident). Post-empire, la Russie a gardé des liens avec les Etats et territoires qui l’entourent et se voit habilitée à y protéger ses intérêts. C’est ce qui a justifié
l’« opération spéciale » en Ukraine, un Etat jugé « kamikaze » par le journaliste Fiodor Loukianov. A son indépendance, elle a hérité d’un territoire assemblé à l’époque soviétique et n’ayant rien à voir avec son identité nationale, or elle n’a eu de cesse de chercher noise à son puissant voisin. Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a parlé d’une « action défensive préventive ».

On a cru rétrospectivement que le discours prononcé par Poutine devant le Parlement russe en 2005 dans lequel il qualifia la chute de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du siècle » était une préfiguration de ce qui suivrait. C’est commettre un procès d’intention, selon Raviot, et omettre la suite du discours qui visait à lutter contre les forces qui minaient l’Etat de l’intérieur, un Etat par ailleurs soumis à « une dynamique centrifuge d’éclatement socio-économique » entre la Russie des métropoles, des villes moyennes, des petites villes et campagnes, et, enfin, des minorités ethniques (« un étranger intérieur »). 

La politique de (re)centralisation du pouvoir menée par Poutine n’est ni institutionnelle, ni idéologique, indique Raviot, elle a une dimension géo-économique : des 85 à 89 sujets de la Fédération, seuls 7 à 12 contribuent plus au budget fédéral qu’ils n’en reçoivent. Cette dimension géo-économique est aussi présente, ne soyons pas dupes, dans la guerre de reconquête de la Russie en Ukraine.