La démocratie n’est pas un concept universel. Le Democracy Index de l’Economist Intelligence Unit fait état de ce que seuls 45,4% de la population mondiale vivent sous un régime de démocratie plus ou moins avéré et 54,6% dans 93 des 167 pays analysés sous un régime hybride ou - pour près de 40% de la population mondiale – autoritaire.
Ce n’est pas non plus un concept forgé dans l’airain, ni nécessairement la panacée. The Economist et Freedom House, un observatoire de la démocratie dans le monde basé à Washington, estiment qu’en fait la démocratie s’érode. Même en Belgique où elle est obligatoire, la participation aux élections diminue. Quand les supposés bénéficiaires d’un système s’en détournent, ne faut-il pas en conclure que le système est malade ?
Il n’y a pas que lui, direz-vous, la société l’est tout autant. L’un n’est-il pas le reflet de l’autre ?
Dans son essai sur les origines de l’ordre politique de l’ère pré-humaine à la Révolution française, l’économiste politique américain Francis Fukuyama expose que trois éléments-clés sont constitutifs d’un ordre politique stable dans un Etat. Il doit être moderne et fort, être un Etat de droit (obéir à la règle de droit qui le régit) et être responsable (rendre des comptes via des élections). Pour qu’un régime soit démocratique, fait observer Ivan De Vadder qui se réfère à Fukuyama dans l’essai dont il fut question ici la semaine passée, il ne suffit pas que l’une ou l’autre condition le soit, il faut que les trois soient remplies. En particulier, par opposition à la dictature, il faut que les citoyens puissent contrôler leurs dirigeants et les évincer sans recours à la violence (Karl Popper). La question n’est pas tant de savoir qui doit gouverner, mais comment empêcher ceux qui ont le pouvoir d’en abuser. A cette aune, jugez d’où nous en sommes.
La notion même de démocratie (du grec ancien δημοκρατία, combinaison de δῆμος, le peuple, et de κρατειν, gouverner) que nous devons à l’Antiquité grecque dans une forme élitiste bien différente de celle qui prévaut désormais a évolué au fil du temps et n’a pas toujours eu une connotation positive. Tocqueville lui-même en convenait dans De la démocratie en Amérique : « Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? »
Aristote en avait lui aussi averti : « Lorsque l’on transporte la souveraineté à la multitude, écrivit-il en substance dans la Politique, la multitude remplace la loi. Ce sont alors les décrets populaires, et non plus la loi, qui décident. Ceci se fait grâce à l’influence des démagogues. Ils se montrent là où la loi a perdu la souveraineté. Le peuple est un vrai monarque, unique mais composé par la majorité, qui règne non point individuellement mais en corps. Dès que le peuple est monarque, il prétend agir en monarque, parce qu’il rejette le joug de la loi, et il se fait despote ; aussi, les flatteurs sont-ils bientôt en honneur. »
« La majorité n’a jamais raison, proféra le dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906). Jamais, je dis bien jamais ! C’est l’un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme indépendant et intelligent doit faire la guerre. Qui constitue la majorité de la population d’un pays ? Les intelligents ou les stupides ? Je ne pense pas que vous contesterez le fait qu’à l’heure actuelle, les stupides constituent une majorité absolument écrasante dans le monde entier. » Mais, comme le prétend dans la foulée George Bernard Shaw, si la majorité a toujours tort, la minorité a-t-elle parfois raison ? A cela près que la démocratie en tant que système n’est nullement infaillible (cf. Hayek dans La Route de la servitude) et que les intérêts denses des minorités l’y emportent sur ceux diffus de la « majorité silencieuse » en raison de la passivité de celle-ci (selon la Logique de l’action collective développée par Mancur Olson). « His Majesty King Mob », revisité.