Après l’empire (le titre de son essai de 2002 sur la décomposition du système américain) et après la démocratie (2008), sans doute l’essai paru le mois dernier d’Emmanuel Todd eût-il pu s’intituler « Après la défaite de l’Occident », car c’est bien de cela qu’il s’agit tant l’affaire lui paraît dans le sac. D’entrée de jeu, si l’on peut se permettre de dire puisque l’auteur reconnaît le caractère spéculatif de sa thèse principale, il s’appuie sur une vidéo publiée le 3 mars 2022, quelques jours à peine après le début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, par John Mearsheimer, professeur de géopolitique à l’université de Chicago, qui prédit que la Russie gagnerait. Encore ce dernier paraît-il à Todd ne pas aller assez loin dans son analyse des tenants et aboutissants de la défaite annoncée.
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La force de la Russie, dit-il, réside en ce qu’elle raisonne en termes de souveraineté et de rapport de forces entre nations, assurant par là sa cohésion sociale, là où l’Occident aspire à incarner la totalité du monde et ne perçoit plus l’altérité. L’Occident a rompu avec la réalité et cette crise est le moteur de l’histoire contemporaine. Le régime russe, pour autoritaire qu’il soit, assume l’échec du carcan soviétique et se caractérise aussi, selon Todd, par sa tolérance de l’économie de marché (secteur des ressources naturelles excepté) et de la libre circulation de ses citoyens, ce qui lui vaut le soutien populaire dont il jouit en Russie et, qui sait, l’antipathie viscérale de l’élite dirigeante en Occident pour laquelle tout ce qui touche au peuple ne peut être que populiste.
Pour Todd, la notion d’une Russie conquérante qui après avoir abattu l’Ukraine envahirait le reste de l’Europe relève du fantasme ou de la propagande. En effet, explique-t-il, la Russie est confrontée à une crise démographique et se demande déjà comment occuper ses 17 millions de kilomètres carrés avec 146 millions d’habitants (chiffre de 2021) qui n’en seront plus que 143 en 2030 et 126 en 2050. Ce serait l’une des raisons pour lesquelles la Russie n’a envahi l’Ukraine qu’avec 120.000 soldats, l’autre étant qu’elle a sous-estimé la résistance de son adversaire, une Ukraine qui est pourtant loin d’être unitaire puisque divisée entre une partie ultra-nationaliste autour de Lviv à l’ouest, une autre, anarchique, autour de Kiev au centre et une troisième, russophile, au sud et à l’est. Le ressentiment à l’égard de la Russie jouera peut-être un rôle de structuration sociale.
Quoi qu’il en soit et qu’en pensent les instances de l’UE, l’Ukraine n’est, ni en l’état, ni en puissance, une démocratie libérale, et ce ne sont pas d’autres démocraties libérales qui ont volé à son secours, car, écrit Todd, l’Occident n’est plus un monde démocratique et libéral, sans que l’on ne sache pour l’heure ce qu’il est devenu, victime d’un schisme entre l’élite et le peuple, l’élite reprochant au peuple son repli sur soi, droitiste et xénophobe, et le peuple reprochant à l’élite sa perte du sens des réalités. L’élite ne représentant plus le peuple et celui-ci n’étant plus représenté, c’est l’appareil d’Etat qui fort logiquement prend de l’importance, surtout après que la religion, chrétienne en l’occurence, matrice de toutes les croyances antérieures, se fut désintégrée. L’état religieux zéro a creusé un vide face à la finitude de l’existence humaine et le sentiment du néant conduit au nihilisme. Il est, observe Todd, omniprésent en Occident, en particulier là où l’individualisme égoïste a désintégré le noyau familial.
Pour l’instant, note Todd, l’UE dont on a pu croire qu’elle ferait contrepoids aux autres puissances est devenue « une usine à gaz ingérable » et elle se trouve imbriquée dans une guerre contraire à ses intérêts. Pire, loin de se ressaisir face à la menace, elle fait montre de pulsions suicidaires. Nous y reviendrons.