Le 24 février 2022, les armées russes déferlaient sur le territoire ukrainien. Avec le recul de trois années d’une guerre atroce, tentons d’en reconstruire la genèse de façon froide et objective, à tête reposée.

1. L’élargissement maximaliste de l’OTAN, une « erreur tragique » ?

À la chute de l’URSS, en Occident deux écoles s’affrontent. L’école messianique de ceux qui estiment que le modèle occidental de démocratie libérale a vocation à étendre son influence. De ce point de vue, accueillir un pays ex-soviétique au sein de l’OTAN revient à lui permettre d’embrasser la civilisation, en le soustrayant à l’orbe autoritaire russe. Face aux messianiques, l’école réaliste des George F. Kennan et Henry Kissinger estime que les relations internationales impliquent la recherche d’un équilibre des forces. Kissinger et Kennan ne nient pas le primat de l’Occident en regard de valeurs ; ils demandent de tenir compte d’autres conceptions et philosophies du pouvoir. Surtout si celles-ci s’appuient sur le plus grand arsenal nucléaire du monde.

Au crépuscule du mandat de Mikhaïl Gorbatchev, la Russie s’offre dans un état comateux, incapable de s’opposer à ses adversaires. Quand l’Allemagne annonce sa réunification, la Russie décide de ne pas s’y opposer. Mais elle demande des garanties.

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Le 9 février 1990, le secrétaire d’État américain James A. Baker et le dirigeant soviétique Gorbatchev s’accordent à Moscou sur le fait que l’OTAN ne s’étendra pas au-delà de l’Allemagne de l’Est. Cette promesse fut confirmée publiquement par le secrétaire général de l’OTAN en mai 1990. Bien que cet engagement ne soit pas un traité formel, il est clair et catégorique. Car, le concept de l’impérialisme russe n’a pas changé. Le Russe demeure convaincu que l’OTAN menace ses intérêts vitaux et qu’une zone-tampon entre les forces de l’OTAN en l’Europe et le territoire russe est une nécessité. Il veut des garanties.

Cinq ans plus tard, n’en débutait pas moins l’élargissement de l’OTAN vers la Russie. Le Russe en position de faiblesse, les Américains croient pouvoir négliger l’engagement moral de 1990. L’OTAN commence de s’étendre à l’Est, acceptant tout-à-tour des pays et des États autrefois partie intégrante de l’orbe russe. La décision d’extension vers les pays d’Europe de l’Est, par vagues successives, est prise par l’administration Clinton au milieu des années 1990. 

Les premières invitations : lors du sommet de Madrid (1997), l’OTAN invite trois pays à entamer les discussions d’adhésion : Pologne, République tchèque, Hongrie. En mars 1999, ces trois pays rejoignent officiellement l’OTAN lors du sommet de Washington.

George Kennan dénoncera au New York Times, en 1998, une « erreur tragique ».
Il explique qu’en tablant sur la faiblesse russe, on omet que cette asthénie ne sera pas éternelle ; et que le concept russe de la sécurité n’a pas changé.

L’élargissement ne s’en poursuivra pas moins jusqu’aux États baltes, en 2004 ;
des États qui furent longtemps russes et dont une fraction significative de la population était (est) russophone et ethniquement slave. 

2. L’Ukraine

Enhardi par ses succès passés, l’OTAN telle la dinde qui se réjouit qu’on l’engraisse— « jusqu’ici, tout va bien » —  jusqu’à Thanksgiving, affirme en 2008 sa volonté d’accueillir en son sein l’Ukraine.

Alors l’Ukraine, c’est évidemment plus compliqué que les trois modestes pays baltes. Berceau millénaire de la civilisation russe, l’Ukraine fut presque constamment partie intégrante de la Russie, jusqu’à ce que l’Ours — les Soviétiques, en l’occurrence — ne lui reconnaisse une forme d’indépendance. Formidable puissance agricole, l’Ukraine est le plus grand territoire d’Europe et l’indispensable marchepied pour tout mouvement de troupe de l’Europe vers la Russie (Napoléon 1812, Hitler 1941) et de la Russie vers l’Europe (Staline 1943, 1944).

Que l’Ukraine, pays et population, soient intimement liés à la Russie, est un simple fait. Le nier à des fins de propagande n’est pas une démarche de connaissance, mais de militantisme (tout aussi respectable, mais différent). Du reste, les conflits territoriaux ne se tranchent ni par la morale, ni par l’histoire, mais par la diplomatie et par la force — deux modalités d’une même réalité : le pouvoir.

Quand fut affirmée, en 2008, la vocation otanienne de l’Ukraine, le Russe s’étrangle. Pas uniquement Poutine ; comme le souligne Bob Woodward dans son dernier ouvrage War (octobre 2024), il n’a jamais rencontré un Russe — même pas parmi les plus farouches opposants à Poutine — qui accepte l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Descendent aussitôt en Ukraine des armées d’espions, de manipulateurs et de provocateurs russes, mais également occidentaux, pour tenter d’influencer le jeu politique ukrainien.

En 2014, on assiste en Ukraine à un bouleversement majeur, souvent désigné comme « coup d’État », bien que le terme soit sujet à débat et dépend largement de la perspective politique et géopolitique.  L’Ukraine est déchirée entre son passé communiste, une ouverture vers l’Europe, et les liens séculaires avec la Russie.

Le gouvernement de Viktor Ianoukovytch, président démocratiquement élu, rejette l’accord d’association avec l’Union européenne, optant pour renforcer les liens avec la Russie, sous la pression de Moscou et des promesses de soutien financier.

Cette décision déclenche une vague de manifestations, qui s’enfle en marée humaine sur les places de Kiev, notamment sur la Maïdan Nezalezhnosti, la place de l’Indépendance. Les manifestants, autoproclamés «Euromaïdan», appellent à la fin de la corruption, et à une réorientation européenne. Les mois qui suivent sont marqués par des affrontements, le gouvernement répondant par la force à ce qu’il considère comme une insurrection — à juste titre du point de vue de l’ordre constitutionnel ukrainien. 

Des snipers, dont l’identité et les motivations restent controversées, tirent sur la foule, provoquant des dizaines de morts parmi les manifestants et les forces de l’ordre. Ces «Journées de la Dignité» (sic) marquent un point de non-retour. 

Le 22 février 2014, dans une atmosphère lourde de tension, la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, vote la destitution de Ianoukovytch. Un nouveau gouvernement est formé. Les observateurs occidentaux saluent un triomphe de la démocratie, tandis que la Russie et ses alliés voient dans ces événements un coup d’État orchestré par les forces occidentales. Entendons la conception russe : Moscou joue le jeu de la démocratie occidentale et c’est un dirigeant ukrainien démocratiquement élu qui choisit le rapprochement avec la Russie. En réaction, l’Occident soutient ce qui en théorie du droit est un coup d’État, pour s’assurer de l’arrimage futur de l’Ukraine à l’OTAN. 

C’est en réaction à ce coup que la Russie saisit la Crimée et investit le Donbass : de premières incursions, mais pas encore de guerre, car la Russie n’en a pas les moyens militaires…

(Suite et fin la semaine prochaine)