Si Julia n’était la petite-fille du regretté Louis de Funès et, en l’occurrence, la fille d’Olivier qui joua aux côtés de son père notamment dans L’Homme orchestre, son Développement (im)personnel eût peut-être connu moins de succès que l’imposture que cette docteure en philosophie, conférencière et écrivaine dénonce dans cet essai de haute tenue qui s’attaque tout à la fois aux penchants délétères de notre société, à « la pensée positive qui positive plus qu’elle ne pense », nouvel opium du peuple, à l’idéal du « moi » et à l’idéologie d’une manière générale. Julia de Funès mérite assurément d’être lue. Qu’elle n’utilise pas le mot bateau de « néolibéralisme » pour décrire les affres de notre époque ajoute à son crédit.
Ce ne sont pas tant les coachs et gourous qui sont en point de mire que « la victoire de l’immanence sur la transcendance », selon une formule empruntée à Luc Ferry. Le « moi » devient la norme (cf. Ortega y Gasset déjà dans La révolte des masses) et l’individu, l’unique responsable de la réussite de sa vie, là où la transcendance et la religion, en particulier, instaurent un principe d’altérité absolue et un dispositif d’unité et d’asservissement à la collectivité. « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler [...] ? », écrit Nietzsche dans trois aphorismes du Gai Savoir (intitulés « Luttes nouvelles », « L’insensé » et « Notre gaieté »). Encore faut-il savoir exister face à soi-même et au néant dans toute l’étendue de la liberté recouvrée et la durée, car, notons-le, le rapport au temps s’en trouve changé. Il n’y a plus rien après terme. L’instantanéité prime, rien ne sert a priori de se projeter dans le temps long.
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« Le seul et unique critère valable d’une vie réussie devient le «moi» », écrit Julia de Funès, pointant que c’est là qu’advient l’idéal d’épanouissement personnel, dans l’affirmation de l’individu et le rejet des idéaux supra-personnels. « Les seules significations valables pour [le nouveau] Narcisse sont celles qui le concernent directement. Ce qui compte est de sentir et vivre pleinement ses émotions. » Elle parle d’une « expansion du domaine du «moi» », d’une individuation au sens de l’appropriation de l’individu par lui-même qui explique, notamment, l’engouement pour le sport et le culte du corps et la permissivité de l’éducation. Christopher Lasch, cité par l’auteure, évoquait, dans La Culture du narcissisme, « l’illusion momentanée d’un bien-être personnel ».
Que les réseaux sociaux prévalent dans une telle configuration s’explique de même. La densification des connexions dont ils multiplient la quantité n’améliore en rien leur qualité. Ce n’est pas tant l’attention à l’autre que le souci du « moi » qui prime. La relation à l’autre s’en trouve altérée. Ce fait qu’amitié et amour souffrent de ce que Christopher Lasch qualifie de « détachement émotionnel » et qu’effort, devoir et fidélité soient devenus des valeurs surannées. « Attentif au nombre de like sur ses posts et à la vitrine de lui-même qu’il compose avec soin sur les réseaux sociaux », dit de Funès, Narcisse 2.0 « préfère encore et toujours l’image idéale qu’il renvoie de lui-même à la réalité fragile de ce qu’il est. »
Cette réalité ne manque pas de le rattraper. Alors que la folie s’apparentait à la déraison au XVIIIe siècle car la raison régnait souveraine, la névrose en tant que rupture avec les normes sociales prit le relais au XIXe, et, dans le dernier tiers du XXe, la dépression, liée à la fatigue d’être soi (selon le titre d’un ouvrage du psychologue et sociologue Alain Ehrenberg, cité par de Funès) et à l’incapacité de se prendre en charge et d’agir. C’est là qu’interviennent les « nouveaux tartuffes »,
dans la prise en main (ou « par la main », « main tendue ou mainmise »). Comme « je » est partout et le « moi » est infini (et indéfini), la recherche du bonheur dans ses formes diverses et multiples est inépuisable, de même le marché du coaching, non dénué d’une dose de mysticisme, lequel incite à croire plutôt qu’à penser, « stratagème habituel des manipulateurs ». Se libérer ne serait-ce pas, tout au contraire, agir avec naturel, spontanéité, passion et ouverture sur l’autre, et se poser de temps en temps, loin de l’agitation, des buts et des idées toutes faites ?