Jacques Delors restera probablement comme le plus grand président de la Commission européenne. Pour avoir travaillé pendant dix ans sous sa présidence, je peux témoigner que, parmi les collègues qui l’ont connu, tous aspirent à retrouver un futur président de la Commission de son envergure.

Un père de l’UE

Entre 1985 et 1995, il a donné à la Commission européenne une aura qu’elle n’avait jamais eue. Avant lui, la majorité des citoyens connaissaient à peine l’existence de cette institution. Grâce à quelques politiques qui semblent aux jeunes d’aujourd’hui avoir toujours existé, il a donné à l’UE « une âme » en popularisant une institution technocratique sans toutefois la faire devenir politique comme elle l’est devenue. Lorsque j’ai rejoint la Commission, mon commissaire à l’énergie était le diplomate Étienne Davignon ; à l’époque, la politique énergétique de l’UE était équilibrée et rationnelle et visait à offrir une énergie abondante et bon marché pour tous. Lorsque j’ai pris ma retraite, le leader socialiste Frans Timmermans, un doctrinaire antinucléaire, a dirigé cette politique cruciale ; appelé « le tsar de l’énergie » pour souligner son autoritarisme manichéen, il a grandement contribué au chaos énergétique actuel. Delors était le juste équilibre entre la rationalité et la politique. 

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Il lance la création du « marché unique » avec 1992 comme date butoir. À l’époque, le slogan « 1992 » était sur toutes les lèvres, comme « climat » aujourd’hui. Il fait adopter toute une série de directives nécessaire pour démanteler les nombreuses barrières qui empêchaient la libre circulation des personnes, des biens et des services. La disparition des frontières intérieures, une monnaie unique et la redistribution entre les États membres par le biais des fonds structurels étaient nécessaires pour créer cette « âme » dont rêvait ce syndicaliste chrétien. 

Le social-démocrate presque libéral

Démocrate-chrétien, sa politique européenne pouvait se décliner en « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit ». Il croyait au rôle de l’État, mais convaincu que les monopoles d’État étaient néfastes, il y a mis fin afin de stimuler la compétition. Contrairement à la litanie, ni Delors ni l’UE n’ont libéralisé quoi que ce soit : ils ont « ouvert les marchés ». Aujourd’hui, de nombreuses entreprises restent publiques ou ont l’État comme actionnaire de référence. C’est pourquoi, par exemple, l’État français est l’actionnaire principal d’Engie qui peut investir en Belgique. 

Pour que cette « ouverture des marchés » soit équitable, les États ne pouvaient pas financer leurs entreprises. Quel contraste avec la Commission européenne d’aujourd’hui ! L’ouverture du marché est bafouée par des aides d’État avec de l’argent public à la pelle de sorte qu’il est tout sauf un marché, car l’UE impose les énergies qui doivent être utilisées pour produire de l’électricité.

Le catholique presque protestant

Produit de la Jeunesse ouvrière chrétienne, Jacques Delors connaissait la notion de subsidiarité catholique. Il a utilisé onze fois le mot subsidiarité dans son discours au Collège de Bruges le 17 octobre 1989. Son proche collaborateur, François Lamoureux (mon directeur général, que nous avons évoqué dans le PAN de la semaine dernière pour d’autres raisons) surnommé « Monsieur Subsidiarité », écrivait « Ce principe de bon sens doit garantir que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens par la limitation des actions menées par les échelons les plus élevés du corps politique. »  Quelle différence avec aujourd’hui où Bruxelles-Strasbourg veut contrôler tous les détails de la vie des citoyens.

La foi catholique de Delors avait une part protestante résultant de ce qu’il appelait « sa dette à l’égard de Pascal ». Il avoue que « le catholicisme est en rapport avec un certain esprit de centralisation, de conduite des affaires par le centre, le protestantisme est en relation, paradoxalement, avec la subsidiarité, avec l’esprit du transfert de compétence du haut vers le bas ».

Le 23 janvier 1990, lors de son passage à l’émission « L’heure de vérité » sur A2, il a signé le livre d’or de l’émission avec cette phrase que j’ai exposé dans mon bureau à la Commission, et maintenant chez moi : « La chance aide parfois, le courage souvent, le goût de la vérité toujours ». Pour avoir le gout de la vérité, il n’a pas eu que des amis. Dans la préface du livre « Climat : 15 vérités qui dérangent », son commissaire à l’environnement, l’italien Ripa di Meana, explique que Delors n’avait pas la confiance de Georges Bush (père) de sorte qu’à la conférence sur le climat de Rio de Janeiro de 1992, il n’a pas été autorisé à prendre la parole parmi les grands de ce monde.

Depuis le début de l’aventure européenne, la dimension chrétienne sans être mise en avant n’en était pas moins absente. Delors a discrètement encouragé les fonctionnaires à organiser une réunion de prière chrétienne dans leur bâtiment (j’ai suivi son conseil). Mais depuis que Jacques Chirac et Guy Verhofstadt se sont opposés à la mention des racines chrétiennes dans le préambule du traité de Lisbonne, la foi chrétienne des pères fondateurs de l’UE, de Schuman, De Gasperi et Adenauer à Delors, en passant par l’architecte de la réconciliation franco-allemande, le pasteur Frank Buchman, est muselée.

Dans un discours du 4 février 1992, Delors exprimait clairement sa conviction qu’il fallait que l’UE soit plus qu’un « marché unique » : « Si dans les dix prochaines années, nous n’avons pas réussi à donner une âme à l’Europe, à donner une spiritualité et du sens, les jeux seront faits ». Peut-être que si l’UE redevenait plus attentive à l’Hommes qu’à la nature, elle retrouverait la sympathie sinon l’amour des Européens qui lui fait tant défaut aujourd’hui, ce paradis perdu que Delors avait su insuffler.