Quelques jours après la fin de son mandat de commissaire européen, Didier Reynders est dans la tourmente. Dans le cadre d’une instruction judiciaire ouverte en 2023, il est soupçonné d’avoir blanchi de l’argent par l’intermédiaire de jeux de hasard et doit s’expliquer sur l’origine opaque d’un montant suspect d’environ 1 million d’euros. Tout cela semble bien risqué lorsque l’on est assis aux plus hautes fonctions. Plusieurs questions se posent donc. Y aurait-il des failles dans le système de la Loterie Nationale ? Ce signalement serait-il essentiellement politique ?

Le modus operandi est étonnant, presque amateur. Didier Reynders aurait, pendant des années, acheté 500 euros par semaine - soit le plafond autorisé - d’e-tickets achetables dans tous les points de vente et transférables sur un compte de jeu logé à la Loterie Nationale. Le montant est colossal : 200.000 euros de tickets ! L’opérateur public « n’aurait jamais connu pareilles sommes », ce qui a éveillé des soupçons. Ces versements récurrents, jugés « atypiques » par la Cellule de traitement des informations financières (CTIF), ont déclenché une première alerte. Une deuxième alerte a été émise par la Loterie Nationale via un signalement auprès des autorités compétentes. Ce signalement a débouché sur l’enquête préliminaire en cours. Il semble que les achats de tickets de loterie aient été effectués en partie en cash. Les gains auraient été versés sur le compte numérique de Reynders à la Loterie Nationale et ensuite transférés sur son compte à vue. Selon Follow the Money, le site de journalisme indépendant spécialisé dans la corruption qui a révélé l’affaire avec Le Soir, certains jeux de la Loterie Nationale offrent des rendements intéressants, comme le Win for Life, avec un taux de redistribution de 78%, soit un coût de blanchiment de 22%.

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Lotto addict, vraiment ?

Après quelques jours de mutisme total, Didier Reynders est sorti du silence, par la voix de son avocat liégeois, André Renette. Il réfute tout lien avec ses mandats politiques et rejette la qualification pénale de blanchiment portée à son encontre. Sa ligne de défense : il serait un « joueur compulsif ». C’est gros pour un ancien ministre des Finances ! Soit, mais cela n’explique pas l’origine des fonds. Il a donc promis de fournir « toutes les explications utiles quant à la gestion de son patrimoine privé ». Dans le cas d’une suspicion de blanchiment, il y a en effet un renversement de la charge de la preuve. Il appartient à la personne visée de démontrer l’origine légale de l’argent. Outre des achats massifs de tickets, 800.000 euros auraient aussi été déposés en espèces sur ses comptes bancaires sur une période de plus de 15 ans, certains mouvements remontant à 2007. Là, c’est plus du jeu ! Ou une autre forme de jeu…

Une absence de traçabilité

Au-delà des allégations actuelles portées à l’encontre de Didier Reynders, et qui attendent l’éclairage de la justice, le processus anti-fraude de la Loterie Nationale interroge. De notre enquête, il apparaît que les faiblesses notables de l’opérateur public sont essentiellement liées à l’anonymat des acheteurs de tickets. Tant que le gain n’est pas encaissé, il est impossible d’identifier le détenteur d’un billet. Ce manque de traçabilité jusqu’à l’encaissement permet des pratiques douteuses. Certains libraires, par exemple, signalent les tickets gagnants à des blanchisseurs. Ces derniers rachètent les tickets moyennant une commission (environ 15%), blanchissant ainsi leur argent. Une pratique qui est impossible dans les casinos privés qui imposent une identification obligatoire de tous les joueurs, une analyse de leur profil - sur base d’éléments tels que la profession, un joueur fera l’objet d’une surveillance rapprochée - et une traçabilité des flux financiers.

Le secteur privé, la cible ?

Il est également surprenant de noter qu’en dix ans, c’est le seul signalement effectué par la Loterie Nationale pour suspicion de blanchiment d’argent. Didier Reynders serait-il le seul « blanchisseur » du pays ? Ou le libéral serait-il dans le collimateur politique ? Ce n’est pas un secret : le MR pointe, depuis des années, l’iniquité flagrante sur le marché des jeux de hasard et critique le traitement préférentiel accordé à la Loterie Nationale, qui n’est pas soumise aux mêmes règles que les opérateurs privés. Le MR remet aussi en question les arguments de « service public » et conteste l’idée qu’il y aurait de « bons jeux de hasard » (ceux de la Loterie Nationale) et de « mauvais jeux » (ceux proposés par le secteur privé) et demande que les mêmes règles soient imposées quel que soit l’opérateur. Denis Ducarme, notamment, a déposé plusieurs propositions de loi en ce sens sous la dernière législature.

Un coup dans l’eau ?

Le timing de ces révélations est donc d’autant plus surprenant que nous sommes en pleines négociations pour la constitution d’un nouveau gouvernement. Et que la défense des opérateurs privés de jeux de hasard est inscrite au programme du MR. Des libéraux qui gardent pour l’instant le silence sur cette affaire mais qui, selon nos sources, sont tombés sur le cul ! 

Pour ceux qui glorifient dans les plus hautes sphères l’opérateur public, soit la Loterie Nationale, il était donc judicieux de tenter de faire tomber un ponte du mouvement réformateur. Mais, Teflon Reynders, comme le surnomment les médias néerlandophones en raison de sa capacité remarquable à résister aux scandales, est toujours passé entre les gouttes. Et puis, l’histoire nous invite à rester prudents. Pour mémo, le Qatargate qui a éclaboussé des ténors du PS est au point mort et déjà presque aux oubliettes. Didier Reynders n’est pas inculpé. Il est actuellement présumé innocent et il y a fort à parier que cette enquête, dont les contours restent nébuleux, comme les ficelles tirées, finira peut-être aussi en eau de boudin.