La route de la Kolyma n’existe qu’en hiver. Pendant les deux mois d’été, la crue des fleuves qui sillonnent la région la submerge pour la faire disparaître presque entièrement. Quant à son tracé hivernal, il est un des plus dangereux au monde. Taillée dans le givre, la route traverse littéralement la banquise des fleuves et des lacs gelés. 

Iakoutsk, la ville la plus froide du monde est déjà loin. Les hameaux dépeuplés qui l’entourent avaient été construits pour héberger le personnel de Dalstroï, la compagnie créée par Staline pour gérer les camps du Goulag de Sibérie orientale. Les paysages sont magnifiques. Des plaines immaculées, à perte de vue. Du grand spectacle en cinémascope et sans écran. La route est maintenant la seule trace de vie humaine, même s’il n’y a guère de passage. On l’appelle la « route des ossements ». Varlam Chalamov, arrêté en 1937 lors des gigantesques purges de la Grande Terreur a, dans ses nouvelles et sa poésie, témoigné autant de l’horreur des camps que de la beauté venimeuse de la Sibérie Orientale et de la dureté de son climat. Libéré en 1951, de cette expérience épouvantable, Chamalov n’oubliera rien, pas le moindre détail. Durant ses longues années de détention, il n’a cessé d’écrire dans sa tête, et ses phrases se sont inscrites à l’encre indélébile dans sa prodigieuse mémoire.

De Iakoutsk à Magadan, Michaël Prazan va parcourir la Sibérie, filmant les vestiges des camps, recueillant le témoignage des survivants, évoquant la période stalinienne jusqu'à la fermeture du Goulag en 1956, trois ans après la mort du dictateur.

Par l’image, par la parole, par l’écriture, l’auteur va disséquer les structures du camp, son fonctionnement, ses acteurs. L’ensemble permet ainsi de délivrer une topologie édifiante de la nature humaine. Rien n’est mis de côté, tout est passé au crible, soumis au regard acéré, presque extérieur de l’écrivain.

À la Kolyma, à cette sinistre époque, on déposait les corps non pas dans la terre, mais dans le rocher. La pierre a gardé ses secrets, mais petit à petit, les cadavres ressurgissent. Il n’y avait pas de four crématoire à la Kolyma. Et les cadavres attendaient dans le roc, dans le permafrost.

Les jeunes générations, qui ont aujourd’hui une vingtaine d’années, ignorent ce qu’il s’est passé. Il suffit de discuter avec elles pour constater cette vertigineuse césure générationnelle. La plupart n’ont jamais entendu parler du Goulag. Encore moins de ce que leurs aïeux ont subi dans les camps – ces rescapés qui, par peur des répressions, se sont tus pendant des décennies avant de disparaître dans l’anonymat.   

Après la chute de l’URSS, quand on a ouvert les archives, la plupart des familles choisirent de rester dans l’ignorance. On voulait éviter d’apprendre que les belles-mères avaient dénoncé leurs gendres, et des frères leurs sœurs. On ne voulait pas savoir la trahison d’un ami ou d’un collègue.

Dans l’immédiat après-guerre, jamais la population du Goulag n’avait été si grande, si hétérogène et si explosive. La campagne antisémite qui débuta en 1947 expédia dans les camps de nombreux Juifs réchappés du génocide. Ces derniers se retrouvèrent nez à nez avec les collaborateurs baltes, ukrainiens ou « traîtres russes » qui avaient assassiné leurs familles. La guerre fit rage dans le Goulag. Elle se transforma bientôt en guerre contre le Goulag : les détenus, fait sans précédent, affrontèrent leurs gardiens. La situation devint ingérable pour les responsables de l’administration du Goulag.

La mort de Staline, le 5 mars 1953, mettra progressivement fin au système des camps spéciaux. Le retour des anciens détenus – ces preuves vivantes de l’empire concentrationnaire – effraya plus encore la société soviétique que le rapport dit « secret » de Khrouchtchev qui, devant le XXe congrès de PCUS en 1956, avait condamné les crimes de Staline. Leur réintégration dans la société fut difficile. Marqués au fer rouge, ils étaient soit des traîtres, soit des pestiférés. Varlam Chalamov, qui avait lui aussi recouvré la liberté, avait entamé la rédaction de son œuvre. Pour le reste, comme il l’a écrit, « être resté en vie est peut-être un bien, peut-être pas, c’est une question que je n’ai pas tranchée à ce jour » … 

Dans le contexte russe, le Goulag poursuit une tradition séculaire, qui préexistait à la construction de l’Union soviétique. Lénine, puis Staline, ne firent que développer et réorienter les bagnes de l’époque tsariste. En réalité, les camps du Goulag, même s’ils ont changé de nom, n’ont jamais disparu. Le dernier camp ne fermera qu’en 1988 et le système concentrationnaire a perduré jusqu’à la chute de l’Union soviétique.

Dans ce road-book polaire, Michaël Prazan nous propose une mosaïque de séquences mémorables, évoquant un des chapitres les plus sombres de l'Histoire de la Russie.

Quant à « Varlam », après avoir accompagné l’équipe durant tout le tournage… il a regagné Paris avec l’auteur !

Dans la prolongation de cette lecture je recommande le documentaire Goulag(s) de Michaël Prazan. Ce film documentaire est une plongée dans l’un des plus effroyables et gigantesques systèmes concentrationnaires du XXe siècle. Des racines du Goulag, au centre même de Moscou, jusqu’aux confins de la Sibérie orientale, et ses emblématiques camps de la Kolyma, «Goulag(s) » tient autant du film historique que du road movie.

Varlam – Michaël Prazan – Éditions Rivages – 2023 – ISBN 9782743659103