L’éternité, n’est-ce pas la même colline vue depuis une autre fenêtre, pour nous simples d’esprit c’est le flou, la mort, pensait grand-mère, l’insondable, la fin, toutes nos actions s’épuisent dans une quête folle d’immortalité, d’infini… la mort, disait jadis sa mère qui reprenait les mots de sa grand-mère qui reprenait les réflexions du patriarche qui fut bon élève, la grande Roue est la seule et l’unique certitude… Mon enfance…un chemin implicite au milieu d’une forêt dévastée, une comète folle et saignante, la vague n’a ni commencement ni fin, elle reproduit la valse du temps.

La narratrice grandit au sein d’une famille aisée, originale, complexe. Dans ce village ratatiné de province règnent la rumeur et la médisance, village au milieu de rien. Ce n’était pas une chance d’y être né, et c’était absurde d’y mourir… la place de l’église, microcosme humain où la vie privée était aussi publique, et où la sphère publique se réduisait à la messe, ses bondieuseries du dimanche… sous le parapluie blanc des bras du Drôle de Curé, ami intime du village, un vrai guide… en attente des apéros familiaux.

Négligée par ses parents, égoïstes, méchants, insignifiants, surtout par sa mère qui lui préfère les roses de son jardin, son amant, et dont la passion de la gastronomie s’était arrêtée sur la table familiale, pas dans un restaurant étoilé, comme elle l’aurait voulu. Elle était une vraie artiste, triste, pervertie par les impératifs familiaux, maintenue à flot grâce à la fortune de son mari, qui avait laissé ce rêve à l’abandon…

Quinze ans qu’elle s’enfonce dans son mariage. C’est pire qu’un suicide…

Comme toutes les femmes en domesticité chez un homme, elle était épuisée…

Ils vivaient tous les deux à côté d’eux-mêmes, à côté de leur rêve…

Cet homme, mari volage, ce père qui avait opté pour la facilité en devenant le ridicule second, le sous-verge de son frère réputé intelligent, habile, l’enfant terrible des affaires, de la gestion de la fortune familiale. Un oncle violent, charognard, à la stature herculéenne, au profil vulturin… qui ne portait pas la vieille, sa mère, dans son cœur. C’était le condor. Derrière cet homme affable se cachait un affreux serpent.

« J’étais la marionnette manipulée par cet infatigable pervers… ». Le Drôle de Curé et l’oncle semblaient avoir pénétré une bulle au-delà du réel pour échanger en aparté, conciliabuler …

C'est à peine si la narratrice trouve quelque réconfort auprès de sa grand-mère plus aimante, confidente de ses nuits interminables et confuses, de l’angoisse que le condor resurgisse dans le clair-obscur de la chambre « pour se repaître de ma chair et de mon sang, mes cris étouffés de douleur et de répulsion, loin de cette éternité… ».

En ce qui concerne mes géniteurs, il valait mieux m’adresser à mon ombre que de les aborder… Leur esprit se confondait avec le vide qui enserrait mon existence comme une camisole de force.

Mon cœur est une île sauvage…

…Quant à moi, je devais gagner ma simple existence comme le poète arrache ses mots à l’oubli.

Quitter… Fuir. Grand-mère m’a dit, envole-toi mon ange.

Paris. Une autre jungle.

- Je n’avais que l’ambition d’une vie dégagée, dépouillée de tout ce qu’on m’avait appris dans mon passé.

J’étais à l’écoute... Les bavardages parisiens, les conversations les plus hilarantes, les plus tordues, les plus insipides, comme les plus touchantes. J’enregistrais tout à l’aide d’une application sur mon Smartphone. Après, en les réécoutant, j’avais l’impression d’avoir accès au cœur de la ville sans avoir besoin d’y être physiquement, ses exclamations, ses éclats de voix, ses cris, les klaxons des voitures, les sirènes, tout. Je passais des heures ensuite à tout retranscrire dans un cahier, répertoire que j’avais à juste titre nommé une somme humaine.

Une somme humaine est une invitation à l’écoute, aux rencontres improbables, aux découvertes…

Makenzy Orcel joue avec le verbe, ordonne ses dialogues, oppose les contraires. Une tragédie antique.

Des carnets dérobés au temps et à la mort. Une voix de l’au-delà. À la fois anonyme et incarnée. Une folle logorrhée.

Une somme humaine – Makenzy Orcel – Éditions Rivages – 2022 – ISBN 9782743657147