« Après quelques pérégrinations, je cesse de bouger et je me fixe dans le Nord du pays, dans le Tigré, à Axum, une ville qui connut son heure de gloire au milieu du premier millénaire, à l'époque lointaine où l'Éthiopie était une puissance régionale, où elle contrôlait le trafic en mer Rouge et les routes commerciales entre l'Inde et la Méditerranée, juste avant l'expansion de l'islam. J'y reste trois semaines, le temps de dessiner, ce qui est mon métier principal, d'y être harcelé par des solliciteurs sans nombre et de m'y faire aussi quelques copains ». 

« Je quitte la région après l'une ou l'autre excursion, notamment vers le monastère de Débré Damo, perdu sur un piton rocheux. Et plutôt que de passer à nouveau deux journées harassantes dans des bus sur des routes de montagne vers Lalibela, je décide de prendre l'avion. Cela me forcera à restreindre mes dépenses pendant les semaines ultérieures et à me loger au moindre coût, mais je préfère rogner sur le confort plutôt que m'infliger une épreuve de quarante-huit heures qui me laissera cassé ».

« À Lalibela, j'ai réservé par Internet au Homestay Mountain View. Après des semaines dans une chambre sans fenêtre à Axum, la promesse d'une vue sur des montagnes me semblait enchanteresse, même si le tarif modeste ne laissait pas augurer des aménagements luxueux. Je compte rester quelque temps mais je n'ai prudemment loué que pour une seule nuit : si l'endroit me convient, je traiterai directement de la prolongation de mon séjour avec la famille qui m'héberge, et si les lieux ne me plaisent pas, j'irai chercher ailleurs ».

C’est alors que quelques surprises et désagréments surviennent.

« Tu imagines, les aventures bizarres d’un vieux blanc qui a les oreilles bouchées et les yeux bandés, et qui arrive à immobiliser son proprio éthiopien complètement bourré au milieu de la nuit, c’est grandiose ! Quand le raconterai aux copains en rentrant, je vais passer pour Superman ! »

Je me sens très décalé dans ce monde où chacun semble trouver évident qu'une image dépeignant un être métaphysique puisse le rendre présent. Et que, par ricochet, cela fasse de moi un dangereux inconscient, si pas un envoyé de l'enfer. Pour essayer d'apprivoiser la situation, je la transpose sur une enfant innocente qui manipulerait avec insouciance des pouvoirs magiques. Une fois passé ce moment de rêverie, je dois bien m'avouer que le projet de chercher à restaurer le verbe incantatoire traditionnel ne me tente pas vraiment, ni de restaurer quoi que ce soit d'ailleurs.

Au fil de ses rencontres et péripéties, pour mieux avancer dans sa réflexion, son logeur, en compagnie de quelques amis, lui offre quelques poignées d’une verdure qu’ils se partagent toutes les après-midi… Il y a du « tchât » en quantité. Ici, c’est un peu le principe de la solidarité et de la vie sociale. Celui qui est en fonds dépense pour les autres, sachant qu’en échange, les autres lui rendront la pareille, le jour où il se trouvera en difficulté.  

« Nous plaisantons, Guérou et moi, nous nous entendons ostensiblement bien. Quand on arrive au bout de notre ration personnelle de « tchât », comme boss, c’est lui qui distribue le contenu d’un paquet surnuméraire et comme trublion, c’est moi qui insiste, qui redemande bruyamment une part supplémentaire ». 

« Puis, le miracle a lieu. Une demi-heure après que j'ai commencé à mâcher, toute ma fatigue s'évapore sous l'effet du stimulant. Et l'humeur dépressive se disperse. Je continue mon petit travail comme si la pénible pagaille de la nuit et de la matinée n'avait jamais eu d'importance. Les fantômes d'une invasion de sauterelles ou d'une possible guerre civile s'estompent dans les arrière-plans, et l'impression vague d'illégitimité ou de ridicule qui m'étreignait s'évapore entièrement. J'ai la sensation bienheureuse d'être à l'endroit où je dois être et d'y faire ce que je dois faire. Et je sais que, tant que je n'aurai pas vu où il me mènera, je ne délaisserai pas le texte en cours de rédaction, même si je dois pour cela déployer une énergie presque maladive ». 

« J'avais lu quelque part que les shebabs, les très jeunes miliciens islamistes de Somalie, qui peuvent être d'une violence inouïe, et les pirates somaliens qui montent, à quelques-uns, avec des armes légères, à l'assaut d'énormes navires de commerce, loin au large de la corne de l'Afrique, mangent du khat avant de se jeter dans l'action. Je ne sais pas si l'information est exacte, mais elle m'étonne moins, désormais : tous les doutes s'envolent avec ce végétal ».

Quelle est la place de l’art quand la famine et la sécheresse menacent, quand le déchaînement de la violence s’annonce comme une fatalité ?

Cela a-t-il un sens, dans ces conditions, de se consacrer à la poésie ou de collecter des images mythologiques anciennes et de méditer sur les mythes fondateurs d’une société ?

L’usage banalisé du khât, une drogue locale, est-il une fuite ou un stimulant ?

Les réponses viendront – ou ne viendront pas – au fil des rencontres et des péripéties.

Roman, récit de voyage, Olivier Kerr nous embarque dans une quête de la poésie dans un pays lointain. Tel un carnet de voyage, au fil des pages, quelques magnifiques croquis illuminent l’ouvrage plongeant ainsi le lecteur un long frisson de contemplation du détail ou du mirage sortis de la magie du trait. 

La fatigue du métal – Olivier Kerr – Éditions M.E.O. – 2023 – ISBN 9782807003989