
Ce lundi 11 août était pourtant promis à la routine. La canicule durait depuis plus de quinze jours. Le soleil transformait les rues en couloirs ombragés. Les immeubles découpaient l'azur en une bande étroite. Leurs sommets couronnés de clarté contrastaient avec leurs étages inférieurs, métaphore de l'ordre social. À cette heure matinale, celle où les êtres se précipitent vers leur asservissement tarifé, la chaleur déjà pesait. Et le mercure allait encore grimper. Les orages étaient annoncés pour la fin de l'après-midi dans la capitale, en soirée dans le centre du pays.
Soudain, la bouche du métro déversa les passagers de la dernière rame. Parmi eux, Hugues Ballinger. Sa chevelure châtaine, à peine filée d'argent, trompait sur son âge. Il avait en réalité largement franchi le cap de la quarantaine. De taille moyenne, svelte, il affichait le profil d'un sportif régulier. Ses épaules, pourtant solides, semblaient se courber à l'extrémité de ses clavicules drapées dans son complet clair. Comme s'il trimballait à chaque bras ces valises que Brel prêtait aux timides.
Au milieu de cette cohorte, somme de destins indistincts, il cheminait en pénitent, les yeux rivés au sol. Son regard brun, fixe sans rien fixer, paraissait débranché. Ses foulées le menaient au siège de la police judiciaire, au cœur de Paris. Hugues Ballinger était flic. Dans son nom résonnait l'exotisme. Il le devait à un arrière-grand-père venu d'Australie combattre dans les tranchées de 1914 et qui n'était jamais reparti.
Hugues Ballinger, « Hugo » flottait… Son esprit était balancé entre remords et regrets depuis trois ans, inutiles pensées revenant le hanter. En ressassant cette journée de mars, il avait l'impression que tout n'avait été qu'un enchainement mécanique conduisant à l'inéluctable. Une préméditation du destin. Marie et lui étaient aux portes d'un nouveau printemps quand tout autour de lui s'était glacé. A jamais.
Pour Francis Balint, l’affaire était délicate. Cette année, la DIPJ (Direction interrégionale de la police judiciaire) d’Orléans, dont il avait la charge, avait été le théâtre de quelques faits divers. Des affaires qui avaient mobilisé les policiers et accru prestations et heures supplémentaires. Si bien qu’en ce mois d’août, le DIPJ était confrontée à un gros problème d’effectifs. En temps normal, il manquait d’hommes. À présent, cette carence était devenue critique. Et à l’heure où ses effectifs étaient à marée basse, un nouveau meurtre lui tombait sur les bras. Celui-là n’était pas des plus ordinaires. Qui plus est, il avait été commis dans la municipalité dirigée par Hector Grandjoie, un intriguant aux relations aussi discrètes que tentaculaires. Il faudrait se montrer habile, discret, diplomate, rusé même. Et personne parmi les hommes encore disponibles n'affichait l'expérience et les qualités requises. Balint s'était résigné à solliciter des renforts. Il contacta Lanoux, son ami parisien.
Ballinger décrocha le téléphone. La voix grave du commissaire divisionnaire Lanoux retentit dans le combiné.
- Inspecteur, j'espère que je ne vous dérange pas ? Pouvez-vous me rejoindre dans mon bureau ?
- Oui, Monsieur. Je monte tout de suite.
Cette enquête en province avait de quoi intriguer Ballinger. L’affaire était sensible et nécessitait tact et discrétion. La victime était un journaliste. Le genre fouineur. On l’avait retrouvé chez lui le crâne défoncé. Or en haut lieu, on souhaitait que l’affaire ne fasse pas trop de bruit. Le risque était sérieux aux yeux du commissaire. Peut-être le crime d’un rôdeur ou alors…
Philippe Bondieu, trente-deux ans, célibataire, vivait son métier comme un sacerdoce. Le facteur l’avait retrouvé ce lundi matin, chez lui, gisant dans le hall de sa villa.
Quand Ballinger eut quitté la pièce, Lanoux sortit un smartphone de la poche intérieure de son veston. Il parcourut lentement le répertoire puis appuya deux fois sur l'écran. Un appel s'enclencha.
Place Beauvau, à Paris, un autre téléphone portable vibra.
- Lanoux ?
- Bonjour. Dites au ministre que j'ai envoyé un inspecteur dans le Loiret, à Sanlys, chez M. Grandjoie.
- Qui avez-vous dépêché sur place ?
- L'inspecteur Ballinger.
- Sera-t-il de taille ? Grandjoie, c'est à la fois un rapace et une anguille.
- Ne vous inquiétez pas pour ça. Un squale ressent davantage d'émotions.
- Est-il corruptible ?
- La seule chose qui l'intéresse, c'est qu'on lui foute la paix. Cet homme-là n'attend plus rien de la vie.
- Pensez-vous qu'il peut le coincer ?
- S'il y a quelque chose à trouver, Ballinger le trouvera.
- L'autre est dangereux. Il est prêt à tout pour protéger son territoire.
Dans ce premier roman magistral, Pascal Lorent, Licencié en Journalisme et Communication de l’ULB, et journaliste politique au Soir, joue avec les mots, leur musicalité, leur sens et double sens. Il fait pénétrer ses lecteurs dans l’âme de ses personnages avec la subtilité d’un médium.
Quelle fine écriture !
Retour à Anvie – Pascal Lorent – Éditions Weyrich (Coll. Plumes du Coq) – 2023 – ISBN 9782874898945