Le jour donc où Edmond s'est retrouvé dans le quartier de Bellevue, il ignorait tout de la botanique et des Bellier-Beaumont. L'épouse de Ferréol Bellier-Beaumont, Angélique, était morte depuis presque deux ans et la maison entière s'était éteinte avec elle. Le jeune orphelin noir âgé de quelques semaines sera rrecueilli et élevé par le veuf inconsolable, un botaniste amoureux d'orchidées. « Une naissance pour une renaissance » écrira Elvire, la sœur de Ferréol, sur le billet qu’elle attachera au poignet du bébé. Ce cadeau d'Elvire était une énième tentative pour rendre le sourire à ce veuf à l'agonie. Le premier refus de Ferréol se changera, goutte à goutte, en minuscule « oui ». Parce qu'il a l'intuition d'avoir sous ses yeux, non pas un enfant, mais, mais une espèce de signe tombé du ciel, le pressentiment d'un possible pansement sur ses plaies mal cicatrisées. Ferréol, s’éprend rapidement du poupon de cinquante centimètres. Il en oublie les femmes, l'argent, l'eau-de-vie de raisin sec, et ne veut plus d'autres rôles que celui de père. 

En un mot, Ferréol est perdu. En un sens, Ferréol est sauvé.

Le maître parle ? Il dit bonjour aux enfants ?

Dans les histoires fabuleuses, on appelle cela un prodige. Un miracle. Dans ce XIXe siècle pragmatique au goût de manioc et de pommes de terre, les esclaves se contentent d’un « oté, not’ maît’lé d’venu fou », Fou d’un enfant sans nom, sans histoire ni famille.

De ses parents, il ne connaît ni l'origine ni l'identité précise, comme s'ils avaient surgi d'eux-mêmes, un jour de vide et de silence. Les esclaves laissent rarement des souvenirs de leur vécu. Tout avait commencé par le premier acte d'une rocambolesque tragédie humaine dont le rideau de sang ne se refermerait qu'à sa mort, cinquante et un ans plus tard. Mais l'univers en fut témoin, une minute et quarante-six secondes durant, Edmond eut un père et une mère. L'enfer n'a jamais épargné qui que ce soit pour l'avoir traversé avec un enfant dans les bras. La mère mourut en couches aussitôt. Il lui restait l’autre, son père, un certain Pamphile, esclave lui aussi. Le regard embué d’un micmac d’excuses, de bonheur et de tristesse, Pamphile le regarda, fier, gêné aussi qu'il fut là, qu'il commençât sa vie sur un drame. Puis il s'éloigna. De son regard, du monde, de l'Histoire tout court. Mort ou enfui. Edmond ne le sait pas. C'est ce double abandon qui l’a mutilé dès la naissance. Quand il en parle, Edmond le compare à une balafre qui va de la tête au cœur. Une balafre unique et commune, parce qu'ils sont, dit-il, des dizaines de milliers ici à être des balafrés, des semi-vivants nés de personne et n'allant nulle part. Tout ce qu’il sent, c’est qu’il est une herbe sans racine qui pousse au gré du vent.

Edmond passe d'une maison à l'autre, dort dans un vrai lit au matelas de plumes, a Elvire pour marraine, le commandeur Grand-Marron pour parrain. Il dit ti père, quand les autres esclaves disent not’ maît. On ne lui reproche rien, mais les opinions restent fixes. Dieu est blanc, l’Afrique est noire. Aucun débat n'a raison d'être. Edmond saisit le bonheur au bond, rit à tout-va, grimace plus qu’il ne parle sous l'œil de Négrillons qui envient son insouciance. S'ils ne disent pas tout bonnement insolence. 

Quelque part dans son cerveau d'enfant, il s'excuse de n'être pas à la bonne place, d'être un entre-deux, un imposteur en culotte courte, mais il se dit que ce n'est pas sa faute. C'est celle de cette rigoureuse mécanique du hasard qui l’a fait grandir entre deux races, au milieu des fleurs les plus rares.

Edmond est un prodige dès qu'il met les pieds dans un jardin. 1841. Âgé de douze ans, vif et rusé comme quatre, Edmond fait l'une des plus extraordinaires découvertes du monde : un nouveau fruit, un nouvel arôme, le plus savoureux, le plus connu, le plus aimé qui soit au XXIe siècle encore ! La vanille. 

Le fruit le plus rare raconte les aventures rocambolesques d'Edmond, maillon d'une chaîne qui unit le Mexique, l'Espagne, la France et La Réunion, autour d'un petit fruit pas comme les autres. Et voici donc l’histoire vraie, amère, délicieuse et envoûtante d’un inventeur qui « comme plus d’un inventeur, ses pareils, a vécu misérable et est mort oublié. »

Le fruit le plus rare ou la vie d’Edmond Albius – Gaëlle Bélem – Gallimard -2023 – ISBN 9782073029898

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