« Je m'efforce de voyager léger. Lors de ses équipées africaines, Henry Morton Stanley emportait, dit-on, une baignoire, des tapis persans et du champagne. Je me contente d'acheter une bouteille d'eau dans une taverne juste avant qu'elle ne ferme ses portes. En sortant de l'établissement, une odeur de sous-bois et d'ozone me saisit. Je devine, au bout de la place du marché, dans l'obscurité, la masse sombre des arbres qui entourent la ville. Des nuages épais voilent le ciel. Les rues sont déjà vides. Alina Gurdiel, mon éditrice, a insisté pour me tenir compagnie jusqu'à mon départ. Avant de regagner son hôtel, elle s'est tournée vers moi, l'air inquiet.  « Allez, courage. Tout va bien se passer », m'a-t-elle déclaré, comme si j'entreprenais une expédition dans un pays lointain. Je n'ai pourtant qu'un ou deux kilomètres à faire. A peine une demi-heure de marche. Je tarde à partir, malgré l'heure tardive et l'orage qui menace. 

Quelque chose me retient. Est-ce la perspective de parcourir une forêt en pleine nuit ou d'être enfermé, seul, jusqu'à l'aube, dans un château hanté ?

Né d’un zoo, le musée ressemble de plus en plus à une cage.

Je me dirige vers une énormité. Un empire comprimé dans une boîte, une encyclopédie en trois dimensions, une arche qui contient tout. Faune, flore, hommes et dieux. Toute la mémoire d'un monde rassemblée dans un même écrin. Je m'apprête à passer la nuit à l'intérieur d'un bâtiment monumental et aux prétentions exorbitantes. Appelé à l'origine « musée du Congo belge», puis musée royal d'Afrique centrale», il a été rebaptisé depuis peu « Africa Museum » en anglais (ou en latin); ça fait tout de suite plus classe.

Dès que la porte d'entrée se referme derrière moi, dans un déclic discret, le silence et la nuit m'envahissent. C'est comme si quelqu'un avait scellé quelque chose d'irrémédiable, de définitif, pareil à un couvercle posé sur un cercueil. J'éprouve le vertige d'un nécromant ou d'un pilleur de tombes. Ne suis-je pas là aussi pour réveiller des morts? Je m'arrête un instant afin de laisser mes yeux s'accoutumer à l'obscurité. Après avoir couru sous une pluie battante, je m'égoutte, je frappe de la semelle et reprends mon souffle. Je m'ébroue en humant un air plus froid, plus léger qu’à l’extérieur. Je ne discerne autour de moi que des surfaces planes et, à mes pieds, un puits noir.

Il ne faut jamais s'aventurer sous terre sans une lampe de poche. Je n'ai pour me guider que la petite torche intégrée à mon téléphone portable, signalée par une icône tactile au coin de l'écran. Je l'actionne du bout de l'index. Sa lumière pâle et chétive se perd dans le vide. J'ai la sensation d'être au bord de quelque chose dont je ne toucherai jamais le fond. La main libre que j'agite devant moi rencontre une rambarde en acier, plate et filiforme. Je la serre entre mes doigts… J’avance en somnambule dans un décor uniforme, nu, lisse, jusqu’au moment où j’aperçois, accolée à l’un des deux murs, une tache sombre, aiguisée comme un trait d’encre. Je contemple un tronc d’arbre aussi long qu’une péniche, le fût d’un immense sipo couché à l’horizontal, la première pièce d’une collection qui prétend embrasser une partie de la planète. D’un bois foncé, presque d’ébène, renflée sur ses flancs, effilée aux deux extrémités, la pirogue flotte au milieu de la galerie déserte. Elle symbolise, explique la notice, la croisière imaginaire à laquelle je suis convié, un voyage vers un Autre empreint de mystère. Pareille à une barque solaire ensevelie sous une pyramide, elle semble plutôt vouloir me conduire vers un au-delà sans retour.

Toute une nuit, seul dans un musée, ce sera peut-être long. Mais, je me suis fixé un but… Dans ce maquis inextricable, je pars à la recherche de quelqu’un… ».

Joseph Conrad a été accusé de conforter les stéréotypes sur l’Afrique, une terre qui, dans l’imaginaire occidental, a toujours été associée à l’épouvante, à la sauvagerie, au vide. À l’obscurité, justement. Mais cette noirceur qu’il explore n’est-elle pas d’abord la nôtre ?

Le récit merveilleusement écrit par Christophe Boltanski va au-delà de l’histoire de la colonisation belge, elle d’enfonce dans la nuit européenne. L’auteur s’aventure au cœur des plus violentes ténèbres, celles de notre mémoire.

King Kasaï – Christophe Boltanski – Éditions Stock – 2023 – ISBN 9782234091337