
Mais revenons à ce fameux 30 avril 1165, veille du 1er mai. Nulle fête, nulle distraction, nul cortège bruyant. La jeune Christina, âgée de quinze ans, après avoir dépéri jour après jour, est morte sans bruit. « Elle était si belle » dira Marcella, sa sœur aînée. Mais maintenant, tout est fini, le petit corps fragile repose sur un drap blanc au fond d'un cercueil de bois de hêtre. C’est Christina qu’on enterre. Des trois orphelines, Christina était la plus secrète, la plus mystérieuse, la plus lumineuse. Certes, chacune des sœurs a son rôle dans cette maison sans parents – Metchthild est vouée à la prière, Marcella à l’entretien de la maison, et Christina était chargée de la surveillance des bêtes-, mais cette dernière, chacun le sent bien, était venue sur terre pour une autre mission que celle de s'occuper des vaches, des cochons, des moutons et des oies. À tel point que si d'aucuns ont émis l'hypothèse que pouvaient la hanter des forces obscures, le Mal, Satan, beaucoup ont vu en elle une possible auxiliaire de Dieu sur terre.
D’après la légende, elle est revenue d’entre les morts, de ce lieu qui s'appelait le « Purgatoire », un lieu près des Enfers institué par Dieu, mais qui ne la concerne pas. Elle accomplit des prodiges stupéfiants et accompagne les mourants dans leur dernier voyage. Prédicatrice itinérante et mendiante, elle terrorise les bourgeois et réprimande les nobles, quand elle n’est pas ravie dans des danses et des chants extatiques. Le récit de sa vie se lit comme un roman d’aventures spirituelles. Comme le souligne si gentiment Gérard de Cortanze dans ses remerciements, son roman « Une jeune fille en feu n’aurait pu être écrit sans l’apport de développements intellectuels, d’hypothèses, de démonstrations, d’essais, de romans, de pistes proposées par des auteurs qui ont nourri mon travail », parmi eux Thomas de Cantimpré et Sylvain Piron et leur ouvrage Christine l’Admirable - Vie, chants et merveilles qui invite irrésistiblement à la comparaison avec différentes expériences, chamaniques ou autres.
Adepte de la vie évangélique, Christine se consacre au soin des malades, à la prière et à la contemplation mystique, mais n'en prône pas moins la redistribution des richesses, condamne les mauvais prêtres et prend la défense de la communauté juive. Sur le chemin de la maladrerie, elle croisera Juette de Huy, et ensuite Marguerite, Marie, Mahaut qu’elle enverra prêcher aux quatre coins de l’Europe.
Elle croisera la route d’Herman de Hollogne, vassal de Guillaume de Looz, seigneur de Hamal régnant sur le comté de Liège.
Herman sait bien que ce siècle est comme le début de l'âge d'or des fous. Il y en a partout : au cabaret, au palais, dans les églises, dans les couloirs de l'archevêché - des fous, des bouffons, des jongleurs, des magiciens, des truqueurs. Dans ce siècle, la bouffonnerie et la religion sont si intimement liées ! Alors un peu plus ou un peu moins… Qui pourrait croire à cette histoire de femmes nues chevauchant des cerfs dans le brouillard, entourées d'une garde de loup ?
Hugues de Rijckel, l’évêque de Liège est un personnage important. Il mandatera Michel de Valognes pour écrire une Vita de cette féministe avant la lettre, celle qu'on appelle désormais Christine l'Admirable et qui exhorte les épouses à se révolter contre leur mari, les nonnes à fuir les couvents et entraîne dans son sillage des centaines d'errantes, annonciatrices des fameuses béguines.
Dans ce roman fascinant, qui traverse un siècle secoué par de grands bouleversements culturels et religieux, Gérard de Cortanze, n’hésitant pas à bousculer la genèse de l’apparition de différents ordres religieux, dresse le portrait d'une sainte femme dont les revendications sont d'une modernité stupéfiante.
Une jeune fille en feu - Gérard de Cortanze – Éditions Albin Michel – 2023 - ISBN 9782226464521
Entretien avec l’auteur