
Kigali 1990. Mon oncle me caresse la tête avec sa grande main qui me fait si peur lorsqu'il est en colère sur moi. Il me serre contre lui de son autre bras, dur comme un étau. Il continue avec sa main sous mes épaules et mes bras. « - Tu es aussi doux qu’une fille ». Il me dit toujours ça. Je sens son haleine humide et chargée de l'odeur de cigare qui me lèche le visage. D'un coude il appuie sur mon épaule et mon dos comme pour aller me coller la tête contre son ventre. Je dis : « laisse-moi tranquille, laisse-moi partir », mais il ne m'écoute pas il me force avec son bras comme s’il voulait m’écraser sur lui. De son autre main maintenant il chipote à sa ceinture. Je connais déjà la suite et je ferme les yeux.
1994. Les « événements ». Surgi de nulle part, le hurlement d’une chienne prise au piège, désespérée. Le chagrin insondable d’un million de mères concentré dans une seule voix. Elle était à genoux à côté d'un bouquet d'orties, les bras encore fermés sur l'enfant dont elle avait malgré elle laissé échapper le corps. La main sur sa bouche dont elle avait malgré elle laissé échapper la fureur. K. nous a regardé les uns après les autres, étonné, incrédule. Il a regardé sa main et le sang sur sa machette… Il m'a encore fixé une longue seconde dans les yeux. On aurait dit que des flammes ou du sang allaient gicler par ses orbites. Une colère noire le défigurait. Il s'est rué vers elle et, d'un coup sec, l’a foudroyée.
Mes cauchemars se peuplent de morts-vivants à la tête pendante, de giclées de sang sous les machettes, de choses plus dégoutantes et moins définissables.
Il faut partir.
Alger. 2003. Ses mirages. Les petits trafics. Et maintenant je me dis : au lieu de bouger, d'avancer toujours, pour savoir, pour découvrir, il suffit de s'asseoir là où on est, où qu'on soit, et de regarder. Regarder le mouvement perpétuel autour de soi. Être capable de retourner le regard à l'intérieur et y voir le monde qui n’est que l'extension de soi.
À présent… L’homme arpente les rues de Bruxelles, «invisible parmi les invisibles» passant les nuits dans quelque parc, s’abritant vaille que vaille des intempéries, des patrouilles, de la malveillance. Olivier Tegera est ce qu’il est convenu d’appeler « un migrant ».
Un homme qui s’efforce de mettre le plus de distance entre lui-même et son passé douloureux. Un homme qui nous dit sa trajectoire depuis un Rwanda gangrené́ par le génocide, sa longue errance et son existence actuelle de paria, faite de ténèbres éclairées par de fragiles lueurs où résonnent les légendes qui ont bercé son enfance.
« C’est dans la boue que naît la fleur de lotus ». (Bouddha)
Une lumière incertaine – Arnaud Delcorte – Éditions M.E.O. – 2023 – ISBN 9782807004054