Mira grandira loin des villes, le long d’un canal, dans un lieu perdu appelé le Zwaantje, en patois de là, dans ce petit village situé entre Wulpen et Bulskamp, on prononce « swountche ». Le zwaantje, petit cygne en flamand est un canal tordu étroit et noir, bourré d’anguilles.  Le Zwaantje, c’est un endroit inconnu près de Furnes (Veurne disent-ils) et Saint-Idesbald.

Saint-Idesbald, plage de la Mer du Nord, station surpeuplée en été, pleine de cris d’enfants disputant des parties de jokari. Saint-Idesbald avec son mélange salé de goudron et d’iode, ses mouettes hurlantes qui déchirent le ciel, son odeur, attirante et repoussante à la fois, un mélange de crêpe à la cassonade et de marées basses, parfois senteur d’égout. 

Les sens de l’auteure et à présent de ses lecteurs sont activés. 

Ici l’air est transparent, les gens, les plages, la mer, tout part en buée, se liquéfie.

Comme les tableaux d’Ensor, les personnages se diluent dans le paysage, ils en font partie, englués dans la même boue, la même pâte, une vraie bouillie.

Et toujours la mer et les nuages en fond de teint, grise et mouvante Mer du Nord, tragique et belle. 

Mira voguera d’un endroit à l’autre. Le vent d’ici est terrible…

Ruth, la mère de Mira, une paysanne flamande, grasse et taiseuse était toujours accompagnée d’un sillage de mouches (comme l’est Mira de ses perroquets souris). Elle présentait mal comme on dit, ce qui ne l’a pas empêchée, de son vivant, de gagner pas mal de pognon, en louant des bateaux, un métier rude, elle avait la santé pour.

Quant à moi, raconte Mira, j’étais trop fragile pour travailler paraît-il, ils me trouvaient même un peu demeurée, enfin je ne vais pas m’en plaindre, c’est ce qui me vaut de recevoir un petit chèque tous les mois qui me permet de vivre simplement dans la maison de ma mère, cette maison que j’aime.

Mira aime ce pays, cette terre flamande, si triste et déserte qu’aucun touriste ne s’y aventure. C’est sauvage et inhospitalier. Un peu comme moi, continue Mira.

Le soleil et le vent dansent ensemble sur un air de folie, une lourde farandole breughélienne, dans le plat pays qui est le mien mijn platte land mijn Vlaanderen land, comme disait Brel.

Le vent d’ici, c’est terrible, il parle comme une voix disparue qu’on entendrait toujours, chantant la présence revenue d’un être cher, autant aimé que redoutable. Le vent se manifeste surtout le soir quand plus rien ne tremble on entend plus que cette voix, accompagnée de ce vent terrifiant qui mugit et gronde. Les voix disparues, multiples, revivent, hurlent, chaque soir elles reviennent, ne se laissent jamais oublier.

Les gens du Zwaantje sont taiseux, parce qu’ils ne savent pas s’exprimer comme les autres… Ici en Flandre on s’exprime mal, enfin brusquement, avec des bruits comme quand on se dispute, ça tempête, rote et jure fort, c’est la musique des paysans d’ici.

J’aime ce pays, cette terre malgré nos différences, mon origine est un pays écrasé de soleil et de lenteurs, le Maghreb, rien à voir avec la Flandre travailleuse et chrétienne. 

Je suis Mira la Flamande et aussi Mira la Marocaine.

Ma petite maison, mon refuge, blotti comme une grosse poule pondeuse, s’aligne dans une rangée de maisons de pêcheurs, la mienne était, dit-on, un ancien bordel, fréquenté jadis pas des mariniers de passage.

L’idée me plait, combien de plaintes d’amour retentissent encore ici, noyés sous les cris du vent.

Mira vit seule chez elle, c’est une façon de parler. Ses nombreux chats lui tiennent compagnie, félins silencieux et souples, ils évoluent en fumées grises, leurs volutes se poursuivent et se mélangent le long des murs blancs de craies, présences fantomatiques et irréelles.

Ses perroquets-souris garnissent les arbres de leur touche arc-en-ciel, ivres de liberté.

À côté, chez le voisin, trois bergers malinois hurlent, gémissent des nuits entières, maigres et affamés, décharnés comme pas possible, errant dans leur enclos. 

Quand un matin, arrive cette lettre mystérieuse…

Au fil de ses rencontres, les personnages venus de nulle part, vont, partent, reviennent. 

Fabre, lui, revient sans cesse dans ma tête. J’essaie de le chasser, mais il est difficile de chasser un bonheur surtout quand il s’entête, il devient vite une idée fixe, il s’accroche aux cheveux, comme une chauve-souris affolée, alors j’appelle les perroquets-souris mes oiseaux sachant y faire, des sortes de garde du corps, les gendarmes de combat habitués aux exercices difficiles sont formés pour ça, mes oiseaux savent tout d’avance ils ne sont guidés que par l’amour, ils m’aiment et me protègent d’instinct.

Anne-Michèle Hamesse nous emmène dans un monde irréel, baluchon de mots sur l’épaule. Elle les distribue, ignorant la ponctuation en place, elle instaure un autre rythme en usant de mots, de respirations donnant à la phrase une musicalité ivre du vent ambiant. Elle crée sa propre chanson.

Le Rendez-Vous de l’Horloge – Anne-Michèle Hamesse – Éditions la Trace – 2023 – ISBN 9791097515737