
Il était le seul nouveau de cette rentrée 2018. Il s’appelle Gabriel Noblet. Il a dix-sept ans. Ses parents étaient venus en catastrophe à la fin de l’été. Ainsi, le lundi 3 septembre à dix heures du matin, Gabriel rejoint-il la classe de Mme Bodin. Avant cette date, le jeune homme n’a jamais rencontré cette femme. Le garçon est attiré par l’ordinateur, fasciné par les nouvelles technologies, on peut même dire enchaîné, il dort avec son téléphone portable. Comme beaucoup de jeunes, remarque la directrice Mme Joyeux, toujours soucieuse de dédramatiser.
- C’est vrai, murmure Geneviève Noblet, la mère de Gabriel, mais si je peux me permettre un conseil, ne lui donnez pas votre numéro, il vous submergerait de SMS.
La directrice acquiesce. Vous pouvez compter sur ma discrétion, conclut-elle, nous ferons notre maximum pour stimuler Gabriel. Soulagée, la mère se détend. Stimuler est le mot-clef, le mot d’ordre. Qui ne doit pas faire oublier les autres : encourager, rassurer, accompagner, conclut la directrice. Elle veut booster ses jeunes.
Pour une femme de son âge, qui déplie la première année de sa cinquantaine, Claire Bodin parle d’une façon juvénile, une voix qui ne peut pas faire peur. À ce tournant de sa vie, elle recherchait un nouvel élan et avait rédigé une lettre de candidature spontanée à l’intention de plusieurs associations autour de chez elle. Elle y avait joint alors son curriculum vitæ et se proposait pour d'éventuelles tâches administratives.
L'Embellie, établissement médico-professionnel, la contacte. Mme Bodin est reçue, elle plaît. Conquise par le naturel agréable de cette postulante, la directrice lui soumet l'idée de créer un module d'enseignement en secrétariat et bureautique. Ce n'est pas le projet initial, mais Claire est immédiatement tentée. Son fils entrera dès septembre au cours préparatoire, elle souhaite reprendre une activité tout en gardant beaucoup de liberté pour s'occuper de lui. Elle se renseigne sur l'institution; elle n'a jamais entendu parler de L'Embellie dont elle découvre les ramifications sur tout le territoire. L'association intervient dans les domaines de la prévention et de la protection de l'enfance et de la famille, de l'accompagnement des personnes en situation de handicap et des personnes âgées dépendantes. Ces priorités touchent Claire. Le projet associatif la séduit. Elle en discute avec son mari. Accueillir, aider, ne pas juger, inclure, elle s'y retrouve. Les difficultés, les retards, les handicaps n'enlèvent rien au droit de mener sa vie de la façon la plus autonome possible. Même la laïcité mise en avant par le comité d'administration lui semble une bonne chose alors qu'elle est une catholique active dans sa paroisse. L'idéal chrétien et sa vertu de charité ne sont pas sans rejoindre l'ambition républicaine d'égalité et de fraternité. Claire Bodin accepte le défi. Elle est recrutée.
La compagnie des élèves la rend naturellement joyeuse. Elle donne ses cours avec sérieux et entrain. Parfois elle a le sentiment qu'elle est la seule dans ce cas. Plusieurs professeurs ont baissé les bras et se contentent de faire de la garde, le contenu des enseignements réels n'est pas inspecté. Ils transmettent ce qu'ils veulent en l'occurrence rien. Ils n’y croient plus. Le regard sur ces jeunes est définitif. De toute façon ces pauvres gosses ne comprennent rien, dit par exemple Madame Mauss qui enseigne le français. Claire ne croit pas ça et si c'était le cas, elle se l'interdirait. Non seulement elle ne l'exprimerait pas mais elle y réfléchirait à 2 fois. Ces adolescents relégués à part ne devraient pas laisser notre curiosité en repos, les questions sont ce qu'ils apportent de plus précieux à notre intelligence. Peut-être ne comprenons-nous pas ce qu'ils assimilent et de quelle manière ils raisonnent, se dit-elle souvent. Sous prétexte qu'ils se montrent moins rapides, plus hésitants, peureux, leurs compétences sont déniées et leur sensibilité négligée. Cet état de fait ne dit rien d’eux mais tout de notre société standardisée et normative, bureaucratique et oppressante, mais pourquoi pas soucieuse de la liberté et du bonheur des personnes. S'ils étaient majoritaires, auraient-ils le même comportement dédaigneux envers ceux qui ne leur ressemblent pas ? Personne ne comprend cette question que pose Claire.
Mais dans une société où tout geste affectueux devient suspect… La précaution rencontre sa limite.
Qu’est-ce que l’innocence ? Est-on, pour se défendre, mieux armé de s’imaginer coupable ? Combien existe-t-il de manières de raconter une même histoire ?
Sur les effets du soupçon et le poids du silence, "Deux innocents" explore les moindres faux-plis du malentendu et de la fatalité. Où, face à l’engrenage qui se met en mouvement sous ses yeux, le lecteur partage comme en miroir la stupeur et le vertige du personnage.
Une descente aux enfers !
Avec une précision et une fluidité narrative captivantes, Alice Ferney signe le grand roman moderne du déni de tendresse.
Remarquable !
Deux innocents – Alice Ferney – Éditions Actes Sud – 2023 – ISBN 9782330176235