J’ai honte de me relire quinze ans après pour les facilités ou bêtement pour tout l’inachevé d’une phrase qui, par manque de ténacité, de rigueur, d’épaisseur, encombre le papier. Si l’on n’est pas au cœur de son sujet, c’est mou et inutile, c’est à côté, c’est comme avoir noyé une famille de lévriers.

Je m’aperçois en les tapant que ces pages manuscrites auront été dansées, écrites en ton absence, dans une incoercible précipitation, dans la très particulière vivacité d’un langage de chair, omniprésent, entre deux astres noirs, avec, en filigrane, tes longues mains de vierge primitive.

Ce qui n’est pas bien formulé meurt avec et dans nous. Et ça croupit, fermente et finit par mourir. Certains mots sont inséminatoires. Un seul d’entre eux parfois suffit à ensemencer un ventre de papier alors que des milliers d’autres pratiqués chaque jour endorment, éteignent, tuent, ou pire contribuent à flanquer la nausée.  

Revoir sa vie, kaléidoscope, fragments, bribes, mais le tout « habité ». 

On a bien fait de se faire battre le cœur, une mesure au-dessus toujours, sans se soucier de la raison. Il m’a fallu longtemps pour saisir ce qu’il y avait d’unique dans toute rencontre. Surtout la nôtre…

Et un jour j'étais là, dans le faisceau de tes phares, contre un platane bleu-vert, au cœur d'une ville. Et tu m'as vu, mais vraiment vu, au gramme près et moi je te vois toujours, vingt ans plus tard, au millimètre près, telle que tu as sans doute toujours été, telle que tu seras, telle que tu es. Et je me dis que c'est un sacré rendez-vous celui qui abolit le Temps. Rien jamais n'a pu brouiller les pistes. Rien jamais n'a pu détruire ce qui devait être. Et puis ça se travaille. Au burin, à la gouge, au marteau, au stylet, à la brosse, au pinceau en poils de martre, à la tronçonneuse, à la Kalachnikov. 

C'était la seconde fois que l'on se rencontrait. La première, dans un bureau, c'est à peine si tu m'avais remarqué. Moi le plouc illuminé, le qui ressemble à rien avec ces mots de la passion en vrac, le pas vraiment cul-terreux avec ses airs de gentleman-farmer, le fauché» faisant jamais pitié, le «veste en velours jeans et basket» face à toi madone des ministères, reine des mairies blanches, statut rôle fonction, importante, agendas téléphones, tailleurs, brushing, jouant de l'émeraude tandis que j'extirpais nerveusement de ma poche des brindilles de thym et des poignées d'immortelles dont le parfum me fait du bien. Je venais défendre un projet et très professionnelle tu m'écoutais alors qu'en réalité, mais je ne l'ai su que bien plus tard, tu pensais à ton rendez-vous avec des amis qui suivait notre « entretien ».

Tu ne me « vis » donc que quelques mois plus tard. Nous devions nous retrouver devant un café, un soir, car tu voulais savoir où en était mon projet. Tu es arrivée en voiture « et j'étais là dans le faisceau de tes phares, contre un platane bleu vert...» 

« Tu ressemblais à un loup, une lueur blanc-nacrée était autour de toi, j'étais pétrifiée, je te regardais et je n'osais même pas sortir de ma voiture, cela ne m'était jamais arrivé de me sentir si petite... »

Après tout ce sont tes mots. Tu me les as souvent répétés et je connais par cœur cette histoire qui bien malgré moi est devenue la mienne.

L’homme est là, feuillets en main, il se souvient… des marées, des orages, des silences…

M. ma sœur de feu, ma sœur de pierre, ma sœur de chair, n’oublie jamais qu’on est presque jumeaux. Capricornes et tigres. Vaillants, rebelles et fainéants. Orgueilleux, courageux, sans ambition.

Il y a l’enfant rêveur qui se fabrique une aventure et l’enfant cabossé par l’Aventure-vie qui se fabrique un rêve.

Il y a l’homme amoureux qui souffle son chant d’amour à sa mie.

Alain Cadéo signe une nouvelle tout en délicatesse. 

Tous les arguments sont bons pour peaufiner notre travail de découverte de l’autre.

Émouvant !

M.  – Une nouvelle signée Alain Cadéo – Éditions Les Cahiers de l’Égaré – 2023 – ISBN 9782355021398