Mais revenons à ce délicieux conte du marchand de tissus. Je cite Amélie : « Nishio-san me racontait ce conte traditionnel nippon quand j’avais quatre ans. Sa cruauté provoquait en moi une épouvante voluptueuse. Le contraste entre la veulerie du marchand et la noblesse sacrificielle de l’épouse me ravissait. Je ne me posais pas la question de savoir s'il y avait une morale dans cette histoire, mais inconsciemment, ce que j'y entendais, c'était que l'oiseau révélait à l'homme sa bassesse. »

L’auteure rappelle, une fois encore, qu’à l’âge de cinq ans, elle fut arrachée au Japon. 

Mais qui ne ressasse sans fin ses souvenirs d’enfance ? Les maugréeux Monsieur « Du Coup » et Madame « Du Coup », sans doute… 

Son père fut posté à Pékin, ce qui, en 1972, n’avait pas de quoi le réjouir. 

« Encore sur la Chine » ricane le scribouilleur affalé sur sa chaise, fulminant tout en observant l’interminable file de fans de tous âges patientant pour deviser durant quelques minutes avec leur idole et s’en retourner avec quelques ouvrages dédicacés.

1972, les cinquantenaires étaient trop jeunes, mais les aînés se souvenaient… Dans la file, les jeunes quadras racontaient, smartphone à la main, les ados écoutaient cette funeste histoire. Mao avait lancé l'une de ses grandes opérations, qui consistait à rendre l'oiseau responsable des famines et autres nuisances. Chaque Chinois devait massacrer les oiseaux qui étaient à sa portée, et même les autres. Cette action fut un succès d'autant plus considérable que celui qui brandissait, devant le commissaire du peuple le plus de dépouilles aviaires recevait louanges et faveurs. 

La Chine ne tarda pas à devenir un désert d'oiseaux.

Coucou Mémé, on a acheté le nouveau Nothomb ! Voici le tien !

Mais laissons l’auteure à sa nostalgie japonaise et poursuivons avec la nouvelle histoire que voici.

Prenons notre envol. Nous survolerons New York, avec ses pigeons, moineaux et mouettes. À Central Park, des passereaux de toutes sortes. Des corbeaux aussi, mais pas uniquement. Je vécus ces retrouvailles comme une résurrection. Je n’avais pas de défense immunitaire contre cette beauté. Comme ma mère interdisait de quitter le lit avant sept heures, la contemplation auditive devint l’activité de mes aubes. L'hiver, il me fallait attendre plus longtemps le début du concert, qui se limitait alors à de rares solos. Ce furent les performances les plus bouleversantes. Le chant du matin d'hiver échappait à l'invitation amoureuse, il était chant de survie. Ce merle transi de froid inventait une beauté plus haute pour détourner ses sens de la souffrance. Chanter pour apprivoiser le gel, quel héroïsme !

 Marchons sur la pointe des mots… et tournons les pages.

À l’âge de onze ans, j’arrivai au Bangladesh où mon père devint ambassadeur. Nouveau contraste. Au Bangladesh régnait la mort, causée par la faim, la maladie, et les variantes de la misère. Dès l’aéroport, je vis un grand nombre de vautours et de corneilles mantelées. Le Gange ou l’un de ses affluents avec ses oiseaux mangeurs de cadavres auxquels s’ajoutaient les martins-pêcheurs qui s’épanouissaient même en ville.

Il m’apparut que l’oiseau était la clé de mon existence. 

Amélie Nothomb fut un oiseau migrateur. Découvrir les oiseaux, ce fut découvrir la sidération. C'est tellement puissant qu'il lui est toujours aussi difficile d'exprimer ce trouble par le langage. Il y a des millions d'années, un dinosaure a conçu le désir délirant de voler. Ce pachyderme a mis en place un processus de dément dans le but d’accomplir un rêve improbable. Mesure-t-on ce qu'il faut d'idéal, de candeur, de courage, de longanimité et de fulgurance pour se lancer dans une aventure pareille ?

« écrire est le désir le plus haut, à l’égal de voler »

L’auteure de conclure : « Etre un oiseau s'avéra plutôt un atout. On me qualifiait d'inattrapable. Ce n'était pas dit avec bienveillance mais cela m’allait. La vision latérale me permettait de voir les innombrables tentatives d'intimidation avec un certain détachement. La nature aviaire est moins fragile que la personnalité humaine. Je n'identifiai sans trop de problèmes. »

Un récit intime et pudique.

Psychopompe – Amélie Nothomb – Éditions Albin Michel – 2023 – ISBN 9782226485818

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