Ce livre n’est pas une lecture de vacances. Les paradis dont il est question s’écartent un peu trop des chemins battus ou plongent carrément en terrain inconnu. Leur attrait touristique n’est pas la qualité première que les personnages du juge Renaud Van Ruymbeke, Offshore, recherchent et ils n’y ont, souvent, jamais mis les pieds. C’est bien le problème. Il y a un autre motif à ne pas emporter ce livre en vacances. S’il fait parcourir le monde, c’est pour en décrire la noirceur et les turpitudes, dans ses hauts-fonds et ses bas-fonds.

Embarquons-nous, non pour Cythère mais pour l’enfer, en eaux troubles, à bord du Shéhérazade, un yacht de super-luxe de 140 mètres d’une valeur estimée à 640 millions d’euros, dont le nom provient du persan Čihrzād et signifie « née d’une lignée pure, bien née », le nom d’un personnage de fiction, celui de la conteuse du livre Les Mille et Une Nuits. On peut ne plus être fréquentable, mais poète à ses heures, et disposer de deux pistes d’hélicoptère en plus de quelques autres agréments en pleine mer. Le New York Times croit savoir que les membres de l’équipage (dont plusieurs feraient partie du FSO, le service fédéral de protection des hauts dignitaires russes) en parlent comme du « navire de Poutine ». Il est toutefois difficile de savoir pour sûr si M. Poutine en est le véritable propriétaire. Le yacht est immatriculé aux îles Caïmans et appartient à une société enregistrée aux îles Marshall, en Micronésie.

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« Deux Etats confettis, précise Van Ruymbeke à qui l’ignorerait, spécialisés dans le blanchiment de l’argent sale. » Qui plus est, ces deux territoires relèvent de la sphère anglo-saxonne. Or, Etats-Unis et Grande-Bretagne, qui ont ordonné le gel des biens du président russe, sont incapables d’identifier le propriétaire de ce yacht pourtant enregistré dans leur zone d’influence. Aux dernières nouvelles, on en serait toujours au même point alors que le yacht a été saisi par les autorités italiennes dans le cadre des sanctions consécutives à l’invasion de l’Ukraine et est remis à neuf dans un port italien. Le cas du Shéhérazade sert d’exemple de la difficulté de pénétrer dans l’univers des sociétés-écrans, des hommes de paille et des officines spécialisées dans ce qu’il est convenu d’appeler l’offshore.

Si un yacht dont l’usage annuel coûterait quelques dizaines de millions d’euros et la maintenance en cours de même n’est pas une bagatelle, cela n’en reste pas moins l’arbre qui cache la forêt, laquelle est peuplée de dictateurs, d’oligarques, de trafiquants et de nombre d’autres criminels au long cours qui visent à entourer leurs affaires d’une certaine discrétion. L’économiste Gabriel Zuchman évalue les avoirs dissimulés offshore à 8700 milliards de dollars. Relevons tout de même que dans son Rapport sur la dette mondiale 2024, l’OCDE évalue le montant de la dette souveraine des Etats et des obligations d’entreprise à près de 100 000 milliards USD, environ autant que le PIB mondial. Si 8700 milliards USD ne sont pas roupie de sansonnet, ils ne suffiraient toutefois pas à rembourser la dette des Etats.

Un autre aspect de la même problématique, encore qu’il n’ait pas le caractère criminel à proprement parler des affaires auxquelles il est fait allusion plus haut (détournements d’argent public en faveur de personnes privées, argent de la corruption, de la drogue, etc.), réside dans les pratiques d’évasion ou d’optimisation fiscale qui consistent, par exemple pour de grandes multinationales, à détourner à leur propre profit et en toute légalité apparente les bénéfices de leurs filiales situées dans des pays à forte fiscalité vers des structures disons plus légères commodément situées dans des pays à faible fiscalité. La frontière est parfois ténue entre évasion et fraude - ainsi qu’entre lobbying et trafic d’influence - et les enjeux sont considérables.

Ce n’est, une fois encore, pas le menu fretin des PME, du commerce local et des indépendants qui est concerné, ni M. Tout-le-monde qui peut se faire nommer ambassadeur d’une île exotique (dont coût, 100.000 à 500.000 dollars) pour échapper aux poursuites judiciaires s’il n’a pas fait allégeance à l’autorité publique et scrupuleusement payé son écot à l’impôt. Et pourtant, c’est bien la multitude qui est soumise à la transparence totale et au fatras administratif qui l’accompagne, tandis que les fauteurs d’actes les plus reprochables, l’ancien juge d’instruction spécialisé dans les affaires politico-financières en convient, bénéficient souvent sinon de l’immunité, du moins de l’impunité. Il ne se peut que ce ne soit que la fiscalité qui en soit la seule raison.